Trois Contes
Il rechercha les solitudes. Mais le vent apportait a son oreille comme des rales d'agonie; les larmes de la rosee tombant par terre lui rappelaient d'autres gouttes d'un poids plus lourd. Le soleil, tous les soirs, etalait du sang dans les nuages; et chaque nuit, en reve, son parricide recommencait.
Il se fit un cilice avec des pointes de fer. Il monta sur les deux genoux toutes les collines ayant une chapelle a leur sommet. Mais l'impitoyable pensee obscurcissait la splendeur des tabernacles, le torturait a travers les macerations de la penitence.
Il ne se revoltait pas contre Dieu qui lui avait inflige cette action, et pourtant se desesperait de l'avoir pu commettre.
Sa propre personne lui faisait tellement horreur qu'esperant s'en delivrer il l'aventura dans des perils. Il sauva des paralytiques des incendies, des enfants du fond des gouffres. L'abime le rejetait, les flammes l'epargnaient.
Le temps n'apaisa pas sa souffrance. Elle devenait intolerable. Il resolut de mourir.
Et un jour qu'il se trouvait au bord d'une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la profondeur de l'eau, il vit paraitre en face de lui un vieillard tout decharne, a barbe blanche et d'un aspect si lamentable qu'il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L'autre, aussi, pleurait. Sans reconnaitre son image, Julien se rappelait confusement une figure ressemblant a celle-la. Tout a coup, il poussa un cri; c'etait son pere; et il ne pensa plus a se tuer.
Ainsi, portant le poids de son souvenir, il parcourut beaucoup de pays; et il arriva pres d'un fleuve dont la traversee etait dangereuse, a cause de sa violence et parce qu'il y avait sur les rives une grande etendue de vase. Personne depuis longtemps n'osait plus le passer.
Une vieille barque, enfouie a l'arriere, dressait sa proue dans les roseaux. Julien en l'examinant decouvrit une paire d'avirons; et l'idee lui vint d'employer son existence au service des autres.
Il commenca par etablir sur la berge une maniere de chaussee qui permettrait de descendre jusqu'au chenal; et il se brisait les ongles a remuer les pierres enormes, les appuyait contre son ventre pour les transporter, glissait dans la vase, y enfoncait, manqua perir plusieurs fois.
Ensuite, il repara le bateau avec des epaves de navires, et il se fit une cahute avec de la terre glaise et des troncs d'arbres.
Le passage etant connu, les voyageurs se presenterent. Ils l'appelaient de l'autre bord, en agitant des drapeaux; Julien bien vite sautait dans sa barque. Elle etait tres lourde; et on la surchargeait par toutes sortes de bagages et de fardeaux, sans compter les betes de somme, qui, ruant de peur, augmentaient l'encombrement. Il ne demandait rien pour sa peine; quelques-uns lui donnaient des restes de victuailles qu'ils tiraient de leur bissac ou des habits trop uses dont ils ne voulaient plus. Des brutaux vociferaient des blasphemes. Julien les reprenait avec douceur; et ils ripostaient par des injures. Il se contentait de les benir.
Une petite table, un escabeau, un lit de feuilles mortes et trois coupes d'argile, voila tout ce qu'etait son mobilier. Deux trous dans la muraille servaient de fenetres. D'un cote s'etendaient a perte de vue des plaines steriles ayant sur leur surface de pales etangs ca et la; et le grand fleuve, devant lui, roulait ses flots verdatres. Au printemps, la terre humide avait une odeur de pourriture. Puis, un vent desordonne soulevait la poussiere en tourbillons. Elle entrait partout, embourbait l'eau, craquait sous les gencives. Un peu plus tard, c'etait des nuages de moustiques, dont la susurration et les piqures ne s'arretaient ni jour ni nuit. Ensuite, survenaient d'atroces gelees qui donnaient aux choses la rigidite de la pierre, et inspiraient un besoin fou de manger de la viande.
Des mois s'ecoulaient sans que Julien vit personne. Souvent il fermait les yeux, tachant, par la memoire, de revenir dans sa jeunesse; et la cour d'un chateau apparaissait avec des levriers sur un perron, des valets dans la salle d'armes, et, sous un berceau de pampres, un adolescent a cheveux blonds entre un vieillard couvert de fourrures et une dame a grand hennin; tout a coup, les deux cadavres etaient la. Il se jetait a plat ventre sur son lit, et repetait en pleurant:
«Ah! pauvre pere! pauvre mere! pauvre mere!» et tombait dans un assoupissement ou les visions funebres continuaient.
Une nuit qu'il donnait, il crut entendre quelqu'un l'appeler. Il tendit l'oreille et ne distingua que le mugissement des flots.
Mais la voix reprit:
«Julien!»
Elle venait de l'autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vu la largeur du fleuve.
Une troisieme fois on appela:
«Julien!»
Et cette voix haute avait l'intonation d'une cloche d'eglise.
Ayant allume sa lanterne, il sortit de la cahute. Un ouragan furieux emplissait la nuit. Les tenebres etaient profondes, et ca et la dechirees par la blancheur des vagues qui bondissaient.
Apres une minute d'hesitation, Julien denoua l'amarre. L'eau, tout de suite, devint tranquille, la barque glissa dessus et toucha l'autre berge, ou un homme attendait.
Il etait enveloppe d'une toile en lambeaux, la figure pareille a un masque de platre et les deux yeux plus rouges que des charbons. En approchant de lui la lanterne, Julien s'apercut qu'une lepre hideuse le recouvrait; cependant, il avait dans son attitude comme une majeste de roi.
Des qu'il entra dans la barque, elle enfonca prodigieusement, ecrasee par son poids; une secousse la remonta; et Julien se mit a ramer.
A chaque coup d'aviron, le ressac des flots la soulevait par l'avant. L'eau, plus noire que de l'encre, courait avec furie des deux cotes du bordage. Elle creusait des abimes, elle faisait des montagnes, et la chaloupe sautait dessus, puis redescendait dans des profondeurs ou elle tournoyait, ballottee par le vent.
Julien penchait son corps, depliait les bras, et, s'arc-boutant des pieds, se renversait avec une torsion de la taille, pour avoir plus de force. La grele cinglait ses mains, la pluie coulait dans son dos, la violence de l'air l'etouffait, il s'arreta. Alors le bateau fut emporte a la derive. Mais, comprenant qu'il s'agissait d'une chose considerable, d'un ordre auquel il ne fallait pas desobeir, il reprit ses avirons; et le claquement des tolets coupait la clameur de la tempete.
La petite lanterne brulait devant lui. Des oiseaux, en voletant, la cachaient par intervalles. Mais toujours il apercevait les prunelles du Lepreux qui se tenait debout a l'arriere, immobile comme une colonne. Et cela dura longtemps, tres longtemps!
Quand ils furent arrives dans la cahute, Julien ferma la porte; et tout a coup il le vit siegeant sur l'escabeau. L'espece de linceul qui le recouvrait etait tombe jusqu'a ses hanches; et ses epaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules ecailleuses. Des rides enormes labouraient son front. Tel qu'un squelette, il avait un trou a la place du nez; et ses levres bleuatres degageaient une haleine epaisse comme du brouillard, et nauseabonde.