Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux
Christophe V avait remarque que ses actes ou ne produisaient pas d’effet appreciable ou produisaient des effets contraires a ceux qu’il en attendait. Aussi agissait-il peu. Ses ordres et ses decorations etaient son meilleur instrument de regne. Il les decernait a ses adversaires, qui en etaient avilis et satisfaits.
La reine lui avait donne trois fils. Elle etait laide, acariatre, avare et stupide, mais le peuple, qui la savait delaissee et trompee par le roi, la poursuivait de louanges et d’hommages. Apres avoir recherche une multitude de femmes de toutes les conditions, le roi se tenait le plus souvent aupres de madame de la Poule, avec laquelle il avait des habitudes. En femmes, il eut toujours aime la nouveaute; mais une femme nouvelle n’etait plus une nouveaute pour lui et la monotonie du changement lui pesait. De depit, il retournait a madame de la Poule et ce «deja vu» qui lui etait fastidieux chez celles qu’il voyait pour la premiere fois, il le supportait moins mal chez une vieille amie. Cependant elle l’ennuyait avec force et continuite. Parfois, excede de ce qu’elle se montrat toujours fadement la meme, il essayait de la varier par des deguisements et la faisait habiller en Tyrolienne, en Andalouse, en capucin, en capitaine de dragons, en religieuse, sans cesser un moment de la trouver insipide.
Sa grande occupation etait la chasse, fonction hereditaire des rois et des princes qui leur vient des premiers hommes, antique necessite devenue un divertissement, fatigue dont les grands font un plaisir. Il n’est plaisir que de fatigue. Christophe V chassait six fois par semaine.
Un jour, en foret, il dit a M. de Quatrefeuilles, son premier ecuyer:
– Quelle misere de courre le cerf!
– Sire, lui repondit l’ecuyer, vous serez bien aise de vous reposer apres la chasse.
– Quatrefeuilles, soupira le roi, je me suis plu d’abord a me fatiguer, puis a me reposer. Maintenant je ne trouve d’agrement ni a l’un ni a l’autre. Toute occupation a pour moi le vide de l’oisivete, et le repos me lasse comme un penible travail.
Apres dix ans d’un regne sans revolutions ni guerres, tenu enfin par ses sujets pour un habile politique, erige en arbitre des rois, Christophe V ne goutait nulle joie au monde. Plonge dans un abattement profond, il lui arrivait souvent de dire:
– J’ai constamment des verres noirs devant les yeux, et, sous les cartilages de mes cotes, je sens un rocher ou s’assied la tristesse.
Il perdait le sommeil et l’appetit.
– Je ne puis plus manger, disait-il a M. de Quatrefeuilles, devant son couvert auguste de vermeil. Helas! ce n’est pas le plaisir de la table que je regrette, je n’en ai jamais joui: Ce plaisir, un roi ne le connut jamais. J’ai la plus mauvaise table de mon royaume. Il n’y a que les gens du commun qui mangent bien; les riches ont des cuisiniers qui les volent et les empoisonnent. Les plus grands cuisiniers sont ceux qui volent et empoisonnent le plus et j’ai les plus grands cuisiniers d’Europe. Pourtant j’etais gourmand, de mon naturel, et j’eusse, comme un autre, aime les bons morceaux, si mon etat l’eut permis.
Il se plaignait de maux de reins et de pesanteurs d’estomac, se sentait faible, avait la respiration courte et des battements de c?ur. Par moments, les insipides bouffees d’une chaleur molle lui montaient au visage.
– Je ressens, disait-il, un mal sourd, continu, tranquille, auquel on s’habitue, et que traversent, de temps a autre, les eclairs d’une douleur fulgurante. De la ma stupeur et mon angoisse.
La tete lui tournait; il avait des eblouissements, des migraines, des crampes, des spasmes et des elancements dans les flancs qui lui coupaient la respiration.
Les deux premiers medecins du roi, le docteur Saumon et le professeur Machellier, diagnostiquerent la neurasthenie.
– Unite morbide mal degagee! dit le professeur Saumon. Entite nosologique insuffisamment definie, par-la meme insaisissable…
Le professeur Machellier l’interrompit;
– Dites, Saumon, veritable Protee pathologique qui, comme le Vieillard des Mer, se transforme sans cesse sous l’etreinte du praticien et revet les figures les plus bizarres et les plus terrifiantes; tour a tour vautour de l’ulcere stomacal ou serpent de la nephrite, soudain elle dresse la face jaune de l’ictere, montre les pommettes rouges de la tuberculose ou crispe des mains d’etrangleuse qui feraient croire qu’elle a hypertrophie le c?ur; enfin elle presente le spectre de tous les maux funestes au corps humain, jusqu’a ce que, cedant a l’action medicale et s’avouant vaincue, elle s’enfuit sous sa veritable figure de singe des maladies.
Le docteur Saumon etait beau, gracieux, charmant, aime des dames en qui il s’aimait. Savant elegant, medecin mondain, il reconnaissait encore l’aristocratie dans un caecum et dans un peritoine et observait exactement les distances sociales qui separent les uterus. Le professeur Machellier, petit, gros, court, en forme de pot, parleur abondant, etait plus fat que son collegue Saumon. Il avait les memes pretentions et plus de peine a les soutenir. Ils se haissaient; mais, s’etant apercus qu’en se combattant l’un l’autre ils se detruisaient tous deux, ils affectaient une entente parfaite et une communion pleniere de pensees: l’un n’avait pas plutot exprime une idee que l’autre la faisait sienne. Bien qu’ayant de leurs facultes et de leur intelligence une mesestime reciproque, ils ne craignaient pas de changer entre eux d’opinion, sachant qu’ils n’y risquaient rien et ne perdraient ni ne gagneraient au change, puisque c’etaient des opinions medicales. Au debut, la maladie du roi ne leur causait pas d’inquietude. Ils comptaient que le malade en guerirait pendant qu’ils le soigneraient et que cette coincidence serait notee a leur avantage. Ils prescrivirent d’un commun accord une vie severe (Quibus nervi dolent Venus inimica), un regime tonique, de l’exercice en plein air, l’emploi raisonne de l’hydrotherapie. Saumon, a l’approbation de Machellier, preconisa le sulfure de carbone et le chlorure de methyle; Machellier, avec l’acquiescement de Saumon, indiqua les opiaces, le chloral et les bromures.
Mais plusieurs mois s’ecoulerent sans que l’etat du roi parut s’amender si peu que ce fut. Et bientot les souffrances devinrent plus vives.
– Il me semble, leur dit un jour Christophe V etendu sur sa chaise longue, il me semble qu’une nichee de rats me grignotent les entrailles, pendant qu’un nain horrible, un kobold en capuchon, tunique et chausses rouges, descendu dans mon estomac, l’entame a coups de pic et le creuse profondement.
– Sire, dit le professeur Machellier, c’est une douleur sympathique.
– Je la trouve antipathique, repondit le roi.
Le docteur Saumon intervint:
– Ni l’estomac, Sire, ni l’intestin de Votre Majeste n’est malade, et, s’ils vous causent une souffrance, c’est, disons-nous, par sympathie avec votre plexus solaire, dont les innombrables filets nerveux, emmeles, embrouilles, tiraillent dans tous les sens l’intestin et l’estomac comme autant de fils de platine incandescent.