Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux
VII DES RAPPORTS DE LA RICHESSE AVEC LE BONHEUR
Resolu de s’adresser d’abord au meilleur, au plus riche, Jacques Felgine-Cobur, qui possedait des montagnes d’or, des mines de diamant, des mers de petrole, ils longerent longtemps les murs de son parc, qui renfermait des prairies immenses, des forets, des fermes, des villages; et a chaque porte du domaine ou ils se presentaient, on les renvoyait a une autre. Las d’aller et de venir et de virer sans cesse, ils aviserent un cantonnier qui sur la route, devant une grille armoriee, cassait des pierres, et lui demanderent Si c’etait par cette entree qu’on passait pour se rendre chez M. Jacques Felgine-Cobur qu’ils desiraient voir.
L’homme redressa peniblement sa maigre echine et tourna vers eux son visage creux, masque de lunettes grillees.
– Monsieur Jacques Felgine-Cobur, c’est moi, dit-il.
Et, les voyant surpris:
– Je casse les pierres: c’est ma seule distraction.
Puis, se courbant de nouveau, il frappa de son marteau un caillou qui se brisa avec un bruit sec.
Tandis qu’ils s’eloignaient:
– Il est trop riche, dit Saint-Sylvain. Sa fortune l’ecrase. C’est un malheureux.
Quatrefeuilles pensait se rendre ensuite chez le rival de Jacques Felgine-Cobur, chez le roi du fer, Joseph Machero, dont le chateau tout neuf dressait horriblement sur la colline voisine ses tours crenelees et ses murs perces de machicoulis, herisses d’echauguettes. Saint-Sylvain l’en dissuada.
– Vous avez vu son portrait: il a l’air minable on sait par les journaux qu’il est pietiste, vit comme un pauvre, evangelise les petits garcons et chante des psaumes a l’eglise. Allons plutot chez le prince de Lusance. Celui-la est un veritable aristocrate, qui sait jouir de sa fortune. Il fuit le tracas des affaires et ne va pas a la cour. Il est amateur de jardins et a la plus belle galerie de tableaux du royaume.
Ils s’annoncerent. Le prince de Lusance les recut dans son cabinet des antiques ou l’on voyait la meilleure copie grecque qu’on connaisse de l’Aphrodite de Cnide, ?uvre d’un ciseau vraiment praxitelien et pleine de venuste. La deesse semblait humide encore de l’onde marine. Un medaillier en bois de rose, qui avait appartenu a madame de Pompadour, contenait les plus belles pieces d’or et d’argent de Grece et de Sicile. Le prince, fin connaisseur, redigeait lui-meme le catalogue de ses medailles. Sa loupe trainait encore sur la vitrine des pierres gravees, jaspes, onyx, sardoines, calcedoilles, renfermant dans la grandeur de l’ongle des figures d’un style large, des groupes composes avec une ampleur magnifique. Il prit d’une main amoureuse sur sa table un petit faune de bronze pour en faire admirer a ses visiteurs le galbe et la patine, et son langage etait digne du chef-d’?uvre qu’il expliquait.
– J’attends, ajouta-t-il, un envoi d’argenterie antique, des tasses et des coupes qu’on dit plus belles que celles d’Hildesheim et de Bosco-reale! Je suis impatient de les voir. Monsieur de Caylus ne connaissait pas de volupte plus grande que de deballer des caisses. c’est mon sentiment.
Saint-Sylvain sourit:
– On dit pourtant, mon cher prince, que vous etes expert on toutes les voluptes.
– Vous me flattez, monsieur de Saint-Sylvain. Mais je crois que l’art du plaisir est le premier de tous, et que les autres n’ont de prix que par le concours qu’ils pretent a celui-la.
Il conduisit ses hotes dans sa galerie de tableaux, ou se concertaient les tons argentes de Veronese, l’ambre du Titien, les rougeurs de Rubens, les rousseurs de Rembrandt, le gris et les roses de Velasquez; ou toutes les palettes chantantes formaient une harmonie glorieuse. Un violon dormait oublie sur un fauteuil devant le portrait d’une dame brune, a bandeaux plats, le teint olivatre; ses grands yeux marrons lui mangeant les joues: une inconnue, dont Ingres avait caresse les formes d’une main amoureuse et sure.
– Je vais vous avouer ma manie, dit le prince de Lusance. Parfois, quand je suis seul, je joue devant ces tableaux et j’ai l’illusion de traduire par des sons l’harmonie des couleurs et des lignes. Devant ce portrait, j’essaye de rendre la ferme caresse du dessin et, decourage, je laisse mon violon.
Une fenetre s’ouvrait sur le parc. Le prince et ses hotes s’accouderent au balcon.
– Quelle belle vue! s’ecrierent Quatrefeuilles et Saint-Sylvain.
Des terrasses, chargees de statues, d’orangers et de fleurs, conduisaient par de lents et faciles escaliers a la pelouse bordee de charmille et aux bassins ou l’eau jaillissait en gerbes blanches des conques des tritons et des urnes des nymphes. A droite et a gauche une mer de verdure etendait ses houles apaisees j jusqu’a la riviere lointaine dont on suivait le fil argente entre les peupliers, sous les collines enveloppees de brumes roses.
Naguere souriant, le prince attachait un regard soucieux sur un point de cette vaste et belle etendue.
– Ce tuyau!… murmura-t-il d’une voix alteree, en designant du doigt une cheminee d’usine qui fumait a plus d’une demi-lieue du parc.
– Cette cheminee? On ne la voit guere, dit Quatrefeuilles.
– Je ne vois qu’elle, repondit le prince. Elle me gate toute cette vue, elle me gate la nature entiere, elle me gate la vie. Le mal est sans remede. Elle appartient a une compagnie qui ne veut ceder son usine a aucun prix. J’ai essaye de tous les moyens pour la masquer; je n’ai pas pu. J’en suis malade.
Et, quittant la fenetre, il s’abima dans un fauteuil.
– Nous devions le prevoir, dit Quatrefeuilles en montant en voiture. C’est un delicat: il est malheureux.
Avant de poursuivre leurs recherches, ils s’assirent un moment dans le jardinet d’une guinguette situee a la pointe de la montagne et d’ou l’on decouvrait la belle vallee, le fleuve clair et sinueux et ses iles ovales. Au mepris de deux epreuves desesperantes, ils esperaient decouvrir un milliardaire heureux. Il leur en restait une douzaine a voir dans la contree, et entre autres, M. Bloch, M. Potiquet, le baron Nichol, le plus grand industriel du royaume, et le marquis de Granthosme, le plus riche peut-etre de tous et d’une famille illustre, aussi chargee de gloire que de biens.
Pres d’eux un homme long, maigre, buvait une tasse de lait, plie en deux, mou comme un traversin; ses gros yeux pales lui tombaient au milieu des joues; son nez lui pendait sur la bouche. Il semblait abime de douleur et regardait avec affliction les pieds de Quatrefeuilles.
Apres une contemplation de vingt minutes, il se leva, lugubre et resolu, s’approcha du premier ecuyer et, s’excusant de l’importunite:
– Monsieur, lui dit-il, permettez-moi de vous faire une question qui est pour moi d’une extreme importance. Combien payez-vous vos bottines?
– Malgre l’etrangete de la demande, repondit Quatrefeuilles, je ne vois pas d’inconvenient a y repondre. J’ai paye cette paire soixante-cinq francs.