Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux
La Barbe-Bleue deployait en ces fetes une rare magnificence. La nuit venue, mille flambeaux eclairaient la pelouse devant le chateau, et des tables servies par des valets et des filles, habilles en faunes et en dryades, portaient tout ce que les campagnes et les forets produisent de plus agreable a la bouche. Des musiciens ne cessaient de faire entendre de belles symphonies. Vers la fin du repas, le maitre et la maitresse d’ecole, suivis des garcons et des fillettes du village, venaient se presenter devant les convives et lisaient un compliment au seigneur de Montragoux et a ses hotes. Un astrologue en bonnet pointu s’approchait des dames et leur annoncait leurs amours futures sur la vue des lignes de leur main. La Barbe-Bleue faisait donner a boire a tous ses vassaux et distribuait lui-meme du pain et de la viande aux familles pauvres.
A dix heures de la nuit, de peur du serein, la compagnie se retirait dans les appartements eclaires par une multitude de bougies et ou se trouvaient des tables pour toutes sortes de jeux: lansquenet, billard, reversi, trou-madame, tourniquet, portique, bete, hoca, brelan, echecs, trictrac, des, bassette et calbas. La Barbe-Bleue etait constamment malheureux a ces divers jeux, ou il perdait toutes les nuits de grosses sommes. Ce qui pouvait le consoler d’une infortune si obstinee, c’etait de voir les trois dames de Lespoisse gagner beaucoup d’argent. Jeanne, la cadette, qui misait constamment dans le jeu du chevalier de la Merlus, y amassait des montagnes d’or. Les deux fils de madame de Lespoisse faisaient aussi de bons benefices au reversi et a la bassette, et c’etaient les jeux les plus hasardeux qui leur gardaient la faveur la plus invariable. Ces jeux se continuaient bien avant dans la nuit. On ne dormait point pendant ces merveilleuses rejouissances et, comme le dit l’auteur de la plus ancienne histoire de la Barbe Bleue, «l’on passait toute la nuit a se faire des malices les uns aux autres.». Ces heures etaient pour beaucoup les plus douces de la journee, car, sous apparence de plaisanterie, a la faveur de l’ombre, ceux qui avaient de l’inclination l’un pour l’autre, se cachaient ensemble au fond d’une alcove. Le chevalier de la Merlus se deguisait une fois en diable, une autre fois en fantome ou en loup-garou, pour effrayer les dormeurs, mais il finissait toujours par se couler dans la chambre de la demoiselle Jeanne de Lespoisse. Le bon seigneur de Montragoux n’etait pas oublie dans ces jeux. Les deux fils de madame de Lespoisse mettaient dans son lit de la poudre a gratter et brulaient dans sa chambre des substances qui repandaient une odeur fetide. Ou bien encore ils placaient sur sa porte une cruche pleine d’eau, de telle maniere que le bon seigneur ne pouvait tirer l’huis sans renverser toute l’eau sur sa tete. Enfin, ils lui jouaient toutes sortes de bons tours dont la compagnie se divertissait et que la Barbe-Bleue endurait avec sa douceur naturelle.
Il fit sa demande, que madame de Lespoisse agrea, bien que son c?ur se dechirat, disait-elle, a la pensee de marier ses filles. Le mariage fut celebre a la Motte-Giron, avec une magnificence extraordinaire. La demoiselle Jeanne, d’une beaute surprenante, etait tout habillee de point de France et coiffee de mille boucles. Sa s?ur Anne portait une robe de velours vert, brodee d’or. Le costume de madame leur mere etait d’or frise, avec des chenilles noires et une parure de perles et de diamants. M. de Montragoux avait mis sur un habit de velours noir tous ses gros diamants; il avait fort bon air et une expression d’innocence et de timidite qui faisait un agreable contraste avec son menton bleu et sa forte carrure. Sans doute, les freres de la mariee etaient galamment attifes, mais le chevalier de la Merlus, en habit de velours rose, brode de perles, repandait un eclat sans pareil.
Sitot apres la ceremonie, les juifs qui avaient loue a la famille et au greluchon de la mariee ces belles nippes et ces riches joyaux, les reprirent et les emporterent en poste a Paris.
IV
Pendant un mois, M. de Montragoux fut le plus heureux des hommes. Il adorait sa femme, et la regardait comme un ange de purete. Elle etait tout autre chose; mais de plus habiles que le pauvre Barbe-Bleue, s’y seraient trompes comme lui, tant cette, personne avait de ruse et d’astuce, et se laissait docilement gouverner par madame sa mere, la plus adroite coquine de tout le royaume de France. Cette dame s’etablit aux Guillettes avec Anne, sa fille ainee, ses deux fils, Pierre, et Cosme, et le chevalier de la Merlus, qui ne quittait pas plus madame de Montragoux que s’il eut ete son ombre. Cela fachait un peu ce bon mari, qui aurait voulu garder constamment sa femme pour lui seul, mais qui ne s’offensait pas de l’amitie qu’elle eprouvait pour ce jeune gentilhomme, parce qu’elle lui avait dit que c’etait son frere de lait.
Charles Perrault dit qu’un mois apres avoir contracte cette union, la Barbe-Bleue fut oblige de faire un voyage de six semaines pour une affaire de consequence; mais il semble ignorer les motifs de ce voyage, et l’on a soupconne que c’etait une feinte a laquelle recourut, selon l’usage, le mari jaloux pour surprendre sa femme. La verite est tout autre: M. de Montragoux se rendit dans le Perche pour recueillir l’heritage de son cousin d’Outarde, tue glorieusement d’un boulet de canon a la bataille des Dunes, tandis qu’il jouait aux des sur un tambour.
Avant de partir, M. de Montragoux pria sa femme de prendre toutes les distractions possibles pendant son absence.
– Faites venir vos bonnes amies, madame, lui dit-il, et les menez promener; divertissez-vous et faites bonne chere.
Il lui remit les clefs de la maison, marquant ainsi qu’a son defaut, elle devenait unique et souveraine maitresse en toute la seigneurie des Guillettes.
– Voila, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles; voila celle de la vaisselle d’or et d’argent, qui ne sert pas tous les jours; voila celle de mes coffres-forts, ou est mon or et mon argent; celles des cassettes ou sont mes pierreries, et voila le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef- ci, c’est la clef du cabinet, au bout de la grande galerie de l’appartement bas; ouvrez tout, allez partout.
Charles Perrault pretend que M. de Montragoux ajouta:
– Mais pour ce petit cabinet, je vous defends d’y entrer, et je vous le defends de telle sorte que, s’il vous arrive de l’ouvrir, il n’y a rien que vous ne deviez attendre de ma colere.
L’historien de la Barbe-Bleue, en rapportant ces paroles, a le tort d’adopter sans controle la version produite, apres l’evenement, par les dames de Lespoisse. M. de Montragoux s’exprima tout autrement. Lorsqu’il remit a son epouse la clef de ce petit cabinet, qui n’etait autre que le cabinet des princesses infortunees dont nous avons eu lieu deja plusieurs fois de parler, il temoigna a sa chere Jeanne le desir qu’elle n’entrat pas dans un endroit des appartements qu’il regardait comme funeste a son bonheur domestique. C’est par la, en effet, que sa premiere femme, et de toutes la meilleure, avait passe pour s’enfuir avec son ours; c’etait la que Blanche de Gibeaumex l’avait abondamment trompe avec divers gentilshommes; ce pave de porphyre enfin etait teint du sang d’une criminelle adoree. N’en etait-ce point assez pour que M. de Montragoux attachat a l’idee de ce cabinet de cruels souvenirs et de funestes pressentiments?