Contes Merveilleux Tome II
Par hasard, il descendit dans la meme auberge que celle ou la table de son frere avait ete echangee. il conduisait son ane par la bride et l’aubergiste voulut le lui enlever pour l’attacher. Le jeune compagnon lui dit:
– Ne vous donnez pas ce mal; je conduirai moi-meme mon grison a l’ecurie et je l’attacherai aussi moi-meme. Il faut que je sache ou il est.
L’aubergiste trouva cela curieux et pensa que quelqu’un qui devait s’occuper soi-meme de son ane ne ferait pas un bon client. Mais quand l’etranger prit dans sa poche deux pieces d’or et lui dit d’acheter quelque chose de bon pour lui, il ouvrit de grands yeux, courut partout pour acheter le meilleur qu’il put trouver.
Apres le repas, l’hote demanda ce qu’il devait. L’aubergiste voulait profiter de l’occasion et lui dit qu’il n’avait qu’a ajouter deux autres pieces d’or a celles qu’il lui avait deja donnees. Le jeune compagnon plongea sa main dans sa poche, mais il n’avait plus d’argent.
– Attendez un instant, Monsieur l’aubergiste, dit-il, je vais aller chercher de l’or.
Il emmena la nappe.
L’aubergiste ne comprenait pas ce que cela signifiait. Curieux, il suivit son client et quand il le vit verrouiller la porte de l’ecurie, il regarda par un trou du mur. L’etranger avait etendu la nappe autour de l’ane et criait: «BRICKLEBRIT». Au meme moment, l’animal se mit a cracher, par devant et par derriere, de l’or qui s’empilait regulierement sur le sol.
– Quelle fortune! dit l’aubergiste. Voila des ducats qui sont vite frappes! Un sac a sous comme cela, ce n’est pas inutile!
Le client paya son ecot et alla se coucher. L’aubergiste, lui, se faufila pendant la nuit dans l’ecurie, s’empara de l’ane a or et en mit un autre a la place.
De grand matin, le compagnon prit la route avec un ane, qu’il croyait etre le sien. A midi, il arriva chez son pere qui se rejouit en le voyant et l’accueillit volontiers.
– Qu’es-tu devenu, mon fils? demanda le vieux.
– Un meunier, cher pere, repondit-il.
– Qu’as-tu ramene de ton compagnonnage?
– Rien en dehors d’un ane.
– Des anes, il y en a bien assez, dit le pere. J’aurais prefere une bonne chevre!
– Oui, repondit le fils, mais ce n’est pas un ane ordinaire, c’est un ane a or. Quand je dis «BRICKLEBRIT», la bonne bete vous crache un drap plein de pieces d’or. Appelle tous les parents, je vais en faire des gens riches.
– Voila, qui me plait, dit le tailleur. Je n’aurai plus besoin de me faire de souci avec mon aiguille.
Il s’en fut lui-meme a la recherche de ses parents, qu’il ramena. Des qu’ils furent rassembles, le meunier les pria de faire place, etendit son drap et amena l’ane dans la chambre.
– Maintenant, faites attention! dit-il. Et il cria: «BRICKLEBRIT».
Mais ce ne furent pas des pieces d’or qui tomberent et il apparut que l’animal ne connaissait rien a cet art qui n’est pas donne a n’importe quel ane. Le pauvre meunier faisait triste figure; il comprit qu’il avait ete trompe et demanda pardon a ses parents qui s’en retournerent chez eux aussi pauvres qu’ils etaient venus. Il ne restait plus rien d’autre a faire pour le pere que de reprendre son aiguille et pour le fils, de s’engager chez un meunier.
Le troisieme frere etait entre chez un tourneur sur bois et comme il s’agissait d’un metier d’art, ce fut lui qui resta le plus longtemps en apprentissage. Ses freres lui firent savoir par une lettre comment tout avait mal tourne pour eux et comment, au dernier moment, l’aubergiste les avait depouilles de leurs cadeaux magiques.
Lorsque le tourneur eut termine ses etudes, son maitre lui offrit, en recompense de sa bonne conduite, un sac et dit:
– Il y a un baton dedans.
– Je peux prendre le sac et il peut me rendre service, mais pourquoi ce baton? il ne fait que l’alourdir.
– Je vais te dire ceci, repondit le patron. Si quelqu’un t’a cause du tort, tu n’auras qu’a dire: «Baton, hors du sac!» aussitot, le baton sautera dehors parmi les gens et il dansera sur leur dos une si joyeuse danse que, pendant huit jours, ils ne pourront plus faire un mouvement. Et il ne s’arrete pas avant que tu dises: «Baton, dans le sac!»
Le compagnon le remercia, mit le sac sur son dos et quand quelqu’un s’approchait de trop pres pour l’attaquer il disait: «Baton, hors du sac!» Aussitot le baton surgissait et se secouait sur les dos, manteaux et pourpoints jusqu’a ce que les malandrins en hurlassent de douleur. Et cela allait si vite que, avant que l’on s’en apercut, son tour etait deja venu.
Le jeune tourneur arriva un soir a l’auberge ou l’on avait dupe ses freres. Il deposa son havresac devant lui, sur la table, et commenca a parler de tout ce qu’il avait vu de remarquable dans le monde.
– Oui, dit-il, on trouve bien une «petite-table-mets-le-couvert», un ane a or et d’autres choses semblables; ce sont de bonnes choses que je ne mesestime pas; mais cela n’est rien a comparer au tresor que je me suis procure et qui se trouve dans mon sac.
L’aubergiste dressa l’oreille. «Qu’est-ce que ca peut bien etre», pensait-il. «Le sac serait-il bourre de diamants? Il faudrait que je l’obtienne a bon marche lui aussi; jamais deux sans trois».
Lorsque le moment d’aller dormir fut arrive, l’hote s’etendit sur le banc et disposa son sac en guise d’oreiller. Quand l’aubergiste crut qu’il etait plonge dans un profond sommeil, il s’approcha de lui, poussa et tira doucement, precautionneusement le sac pour essayer de le prendre et d’en mettre un autre a la place. Le tourneur s’attendait a cela depuis longtemps. Lorsque l’aubergiste voulut donner la derniere poussee, il cria:
– Baton, hors du sac!
Aussitot, le baton surgit, frotta les cotes de l’aubergiste a sa facon. L’aubergiste criait pitie. Mais plus fort il criait, plus vigoureusement le baton lui tapait sur le dos jusqu’a ce qu’il tombat sans souffle sur le sol. Alors le tourneur dit:
– Si tu ne me rends pas la «petite-table-mets-le-couvert» et l’ane a or, la danse recommencera.
– Oh! non, s’ecria l’aubergiste d’une toute petite voix. Je rendrai volontiers le tout, mais fais rentrer ton esprit frappeur dans son sac.
Le jeune compagnon dit alors:
– Je veux bien que la grace passe avant le droit, mais garde-toi de refaire le mal.
Et il cria:
– Baton, dans le sac.
Et il le laissa tranquille.
Le tourneur partit le lendemain matin avec la «petite-table-mets-le-couvert» et l’ane a or vers la maison de son pere. Le tailleur se rejouit lorsqu’il le revit et lui demanda, a lui aussi, ce qu’il avait appris chez les autres.