Contes Merveilleux Tome II
La pauvre jeune fille pensait: «je ne resterai pas longtemps ici, je vais aller a la recherche de mes freres.» Et lorsque la nuit vint, elle s’enfuit et s’enfonca tout droit dans la foret. Elle marcha toute la nuit et encore le jour suivant jusqu’a ce que la fatigue l’empechat d’avancer. Elle vit alors une hutte dans laquelle elle entra; elle y trouva six petits lits. Mais elle n’osa pas s’y coucher. Elle se faufila sous l’un deux, s’allongea sur le sol dur et se prepara au sommeil. Mais, comme le soleil allait se coucher, elle entendit un bruissement et vit six cygnes entrer par la fenetre. Ils se poserent sur le sol, soufflerent l’un sur l’autre et toutes leurs plumes s’envolerent. Leur peau apparut sous la forme d’une petite chemise. La jeune fille les regarda bien et reconnut ses freres. Elle se rejouit et sortit de dessous le lit. Ses freres ne furent pas moins heureux qu’elle lorsqu’ils la virent. Mais leur joie fut de courte duree.
– Tu ne peux pas rester ici, lui dirent-ils, nous sommes dans une maison de voleurs. S’ils te trouvent ici quand ils arriveront, ils te tueront.
– Vous ne pouvez donc pas me proteger? demanda la petite fille.
– Non! repondirent-ils, car nous ne pouvons quitter notre peau de cygne que durant un quart d’heure chaque soir et, pendant ce temps, nous reprenons notre apparence humaine. Mais ensuite, nous redevenons des cygnes.
La petite fille pleura et dit:
– Ne pouvez-vous donc pas etre sauves?
– Ah, non, repondirent-ils, les conditions en sont trop difficiles. Il faudrait que pendant six ans tu ne parles ni ne ries et que pendant ce temps tu nous confectionnes six petites chemises faites de fleurs. Si un seul mot sortait de ta bouche, toute ta peine aurait ete inutile.
Et comme ses freres disaient cela, le quart d’heure s’etait ecoule et, redevenus cygnes, ils s’en allerent par la fenetre.
La jeune fille resolut cependant de sauver ses freres, meme si cela devait lui couter la vie. Elle quitta la hutte, gagna le centre de la foret, grimpa sur un arbre et y passa la nuit. Le lendemain, elle rassembla des fleurs et commenca a coudre. Elle n’avait personne a qui parler et n’avait aucune envie de rire. Elle restait assise ou elle etait et ne regardait que son travail. Il en etait ainsi depuis longtemps deja, lorsqu’il advint que le roi du pays chassa dans la foret et que ses gens s’approcherent de l’arbre sur lequel elle se tenait. Ils l’appelerent et lui dirent:
– Qui es-tu?
Elle ne repondit pas.
– Viens, lui dirent-ils, nous ne te ferons aucun mal.
Elle secoua seulement la tete. Comme ils continuaient a la presser de questions, elle leur lanca son collier d’or, esperant les satisfaire. Mais ils n’en demordaient pas. Elle leur lanca alors sa ceinture; mais cela ne leur suffisait pas non plus. Puis sa jarretiere et, petit a petit, tout ce qu selle avait sur elle et dont elle pouvait se passer, si bien qu’il ne lui resta que sa petite chemise. Mais les chasseurs ne s’en contenterent pas. Ils grimperent sur l’arbre, se saisirent d’elle et la conduisirent au roi. Le roi demanda:
– Qui es-tu? Que fais-tu sur cet arbre?
Elle ne repondit pas. Il lui posa des questions dans toutes les langues qu’il connaissait, mais elle resta muette comme une carpe. Comme elle etait tres belle, le roi en fut emu et il s’eprit d’un grand amour pour elle. Il l’enveloppa de son manteau, la mit devant lui sur son cheval et l’emmena dans son chateau. Il lui fit donner de riches vetements et elle resplendissait de beaute comme un soleil. Mais il etait impossible de lui arracher une parole. A table, il la placa a ses cotes et sa modestie comme sa reserve lui plurent si fort qu’il dit:
– Je veux l’epouser, elle et personne d’autre au monde.
Au bout de quelques jours, il se maria avec elle. Mais le roi avait une mere mechante, a laquelle ce mariage ne plaisait pas. Elle disait du mal de la jeune reine. «Qui sait d’ou vient cette folle, disait-elle. Elle ne sait pas parler et ne vaut rien pour un roi.» Au bout d’un an, quand la reine eut un premier enfant, la vieille le lui enleva et, pendant qu’elle dormait, elle lui barbouilla les levres de sang. Puis elle se rendit aupres du roi et accusa sa femme d’etre une mangeuse d’hommes. Le roi ne voulut pas la croire et n’accepta pas qu’on lui fit du mal. Elle, cependant, restait la, cousant ses chemises et ne pretant attention a rien d’autre. Lorsqu’elle eut son second enfant, un beau garcon, la mechante belle-mere recommenca, mais le roi n’arrivait pas a la croire. Il dit:
– Elle est trop pieuse et trop bonne pour faire pareille chose. Si elle n’etait pas muette et pouvait se defendre, son innocence eclaterait.
Mais lorsque la vieille lui enleva une troisieme fois son enfant nouveau-ne et accusa la reine qui ne disait pas un mot pour sa defense, le roi ne put rien faire d’autre que de la traduire en justice et elle fut condamnee a etre brulee vive.
Quand vint le jour ou le verdict devait etre execute, c’etait egalement le dernier des six annees au cours desquelles elle n’avait le droit ni de parler ni de rire et ou elle pourrait liberer ses freres cheris du mauvais sort. Les six chemises etaient achevees. Il ne manquait que la manche gauche de la sixieme. Quand on la conduisit a la mort, elle placa les six chemises sur son bras et quand elle fut en haut du bucher, au moment ou le feu allait etre allume, elle regarda autour d’elle et vit que les six cygnes arrivaient en volant. Elle comprit que leur delivrance approchait et son c?ur se remplit de joie. Les cygnes s’approcherent et se poserent aupres d’elle de sorte qu’elle put leur lancer les chemises. Des qu’elles les atteignirent, les plumes de cygnes tomberent et ses freres se tinrent devant elle en chair et en os, frais et beaux. Il ne manquait au plus jeune que le bras gauche. A la place, il avait une aile de cygne dans le dos. Ils s’embrasserent et la reine s’approcha du roi completement bouleverse, commenca a parler et dit:
– Mon cher epoux, maintenant j’ai le droit de parler et de te dire que je suis innocente et que l’on m’a faussement accusee.
Et elle lui dit la tromperie de la vieille qui lui avait enleve ses trois enfants et les avait caches. Pour la plus grande joie du roi, ils lui furent ramenes et, en punition, la mechante belle-mere fut attachee au bucher et reduite en cendres. Pendant de nombreuses annees, le roi, la reine et ses six freres vecurent dans le bonheur et la paix.