Contes merveilleux, Tome I
Et voila! maintenant Johannes devait deviner a quoi elle avait pense. Dieu, comme elle le regardait gentiment!… Mais a l'instant ou parvint a son oreille ce seul mot: soulier, elle blemit et se mit a trembler de tout son corps, cependant, elle n'y pouvait rien, il avait devine juste. Morbleu! Comme le vieux roi fut content, il fit une culbute, il fallait voir ca! Tout le monde les applaudit.
Le camarade de voyage ne se tint pas de joie lorsqu'il apprit que tout avait bien marche. Quant a Johannes, il joignit les mains et remercia Dieu qui l'aiderait surement encore les deux autres fois. Le lendemain deja il faudrait recommencer une nouvelle epreuve.
La soiree se passa comme la veille. Une fois Johannes endormi, son ami vola derriere la princesse jusqu'a la montagne et la fouetta encore plus fort qu'au premier voyage, car cette fois il avait pris deux verges. Personne ne le vit et il entendit tout. La princesse devait penser a son gant, il raconta donc cela a Johannes comme s'il s'agissait d'un reve. Le lendemain le jeune homme devina juste encore une fois et la joie fut generale au chateau. Tous les courtisans faisaient des culbutes comme ils avaient vu faire le roi la veille, mais la princesse restait etendues sur un sofa, refusant de prononcer une parole.
Et maintenant, est-ce que Johannes pourrait deviner juste pour la troisieme fois? Si tout allait bien, il epouserait l'adorable princesse, heriterait du royaume a la mort du vieux roi, mais sinon, il perdrait la vie et le sorcier mangerait ses beaux yeux bleus.
Le soir Johannes se mit au lit de bonne heure, il fit sa priere et s'endormit tout tranquille tandis que le compagnon de route fixait les ailes sur son dos, le sabre a son cote, prenait avec lui les trois verges avant de s'envoler vers le chateau.
La nuit etait tres sombre, la tempete arrachait les tuiles des toits, les arbres dans le jardin ou pendaient les squelettes ployaient comme des joncs.
La fenetre s'ouvrit et la princesse s'envola. Elle etait pale comme une morte mais riait au mauvais temps, ne trouvait meme pas le vent assez violent, sa cape blanche tournoyait dans l'air, mais le camarade la fouettait de ses trois verges si fort que le sang tombait en gouttes sur la terre et qu'elle n'avait presque plus la force de voler. Enfin elle atteignit la montagne.
– Il grele et il vente, dit-elle, je ne suis jamais sortie dans une pareille tempete.
– Des meilleures choses on a parfois de trop, repondit le sorcier.
Elle lui raconta que Johannes avait encore devine juste la deuxieme fois, s'il en etait de meme demain, il aurait gagne et elle ne pourrait plus jamais venir voir le sorcier dans la montagne, jamais plus reussir de ces tours de magie qui lui plaisaient. Elle en etait toute triste et inquiete.
– Il ne faut pas qu'il devine, repliqua le sorcier. Je vais trouver une chose a laquelle il n'aura jamais pense, ou alors il est un magicien plus fort que moi. Mais d'abord soyons gais.
Il prit la princesse par les deux mains et la fit virevolter a travers la salle avec tous les petits lutins et les feux follets qui se trouvaient la, les rouges araignees couraient aussi joyeuses le long des murs, les fleurs de feu etincelaient, le hibou battait son tambour, les grillons crissaient et les sauterelles noires soufflaient dans leur guimbarde. Ca, ce fut un bal diabolique.
Lorsqu'ils eurent assez danse, le temps etait venu pour la princesse de rentrer au chateau ou l'on pourrait s'apercevoir de son absence, le sorcier voulut l'accompagner afin de rester ensemble jusqu'au bout.
Alors ils s'envolerent a travers l'orage et le compagnon de route usa ses trois verges sur leur dos. Jamais le sorcier n'etait sorti sous une pareille grele. Devant le chateau, il dit adieu a la princesse et lui murmura tout doucement a l'oreille: «Pense a ma tete», mais le compagnon l'avait entendu et a l'instant ou la princesse se glissait par la fenetre dans sa chambre et que le sorcier s'appretait a s'en retourner, il le saisit par sa longue barbe noire et trancha de son sabre sa hideuse tete de sorcier au ras des epaules, si bien que le sorcier lui-meme n'y vit rien. Il jeta le corps aux poissons dans le lac mais la tete, il la trempa seulement dans l'eau puis la noua dans son grand mouchoir de soie, l'apporta a l'auberge et se coucha.
Le lendemain matin, il donna a Johannes le mouchoir, mais le pria de ne pas l'ouvrir avant que la princesse ne demande a quoi elle avait pense.
Il y avait foule dans la grande salle du chateau ou les gens etaient serres comme radis lies en botte. Le conseil siegeait dans les fauteuils toujours garnis de leurs coussins moelleux, le vieux roi portait des habits neufs, le sceptre et la couronne avaient ete astiques, toute la scene avait grande allure mais la princesse, toute pale, vetue d'une robe toute noire, semblait aller a un enterrement.
– A quoi ai-je pense? demanda-t-elle a Johannes.
Il s'empressa d'ouvrir le mouchoir et recula lui-meme tres effraye en apercevant la hideuse tete du sorcier. Un fremissement courut dans l'assistance.
Quant a la princesse, assise immobile comme une statue, elle ne pouvait prononcer une parole. Finalement elle se leva et tendit sa main au jeune homme. Sans regarder a droite ni a gauche, elle soupira faiblement:
– Maintenant tu es mon seigneur et maitre! Ce soir nous nous marierons.
– Ah! que je suis content, dit le roi. C'est ainsi que nous ferons.
Tout le peuple criait: «Hourra!» La musique de la garde parcourait les rues, les cloches sonnaient et les marchandes enlevaient le crepe noir du cou de leurs cochons de sucre puisqu'on etait maintenant tout a la joie. Trois boeufs rotis entiers fourres de canards et de poulets, furent servis au milieu de la grand-place. Chacun pouvait s'en decouper un morceau, des fontaines publiques jaillissait, a la place de l'eau, un vin delicieux, et si l'on achetait un craquelin chez le boulanger, il vous donnait en prime six grands pains mollets.
Le soir toute la ville fut illuminee, les soldats tirerent le canon, les gamins faisaient partir des petards, on but et on mangea, on trinqua et on dansa au chateau. Les nobles seigneurs et les jolies demoiselles dansaient ensemble, on les entendait chanter de tres loin:
On voit ici tant de belles filles Qui ne demandent qu'a danser Au son de la marche du tambour. Tournez jolies filles, tournez encore Dansez et tapez des pieds Jusqu'a en user vos souliers.
Cependant la princesse etait encore une sorciere, elle n'aimait pas Johannes le moins du monde, le compagnon de route s'en souvint heureusement. Il donna trois plumes de ses ailes de cygne a Johannes avec une petite fiole contenant quelques gouttes et il lui recommanda de faire placer un grand baquet plein d'eau aupres du lit nuptial. Lorsque la princesse voudrait monter dans son lit, il lui conseilla de la pousser un peu pour la faire tomber dans l'eau ou il devrait la plonger trois fois, apres y avoir jete les trois plumes et les gouttes. Alors elle serait delivree du sortilege et l'aimerait de tout son coeur.
Johannes fit tout ce que le compagnon lui avait conseille. La princesse cria tres fort lorsqu'il la plongea sous l'eau: la premiere fois, elle se debattait dans ses mains sous la forme d'un grand cygne noir aux yeux etincelants, lorsque pour la deuxieme fois il la plongea dans le baquet, elle devint un cygne blanc avec un seul cercle noir autour du cou. Johannes pria Dieu et, pour la troisieme fois, il plongea completement l'oiseau. A l'instant, elle redevint une charmante princesse encore plus belle qu'auparavant. Elle le remercia avec des larmes dans ses beaux yeux de l'avoir delivree de l'ensorcellement.
Le lendemain matin, le vieux roi vint avec toute sa cour et le defile des felicitations dura toute la journee. En tout dernier s'avanca le compagnon de voyage, son baton a la main et son sac au dos. Johannes l'embrassa mille fois, lui demanda instamment de ne pas s'en aller, de rester aupres de lui puisque c'etait a lui qu'il devait tout son bonheur.