Aventures Et Mesaventures Du Baron De Munchhausen (illustre)
A ces diners auxquels assistait habituellement le surintendant general, c’est-a-dire le mufti in partem salarii qui disait le benedicite et les graces au commencement et a la fin du repas, il n’etait point question de vin. Mais lorsqu’on se levait de table, un bon petit flacon attendait Sa Hautesse dans son cabinet. Un jour le Grand Seigneur me fit signe de l’y suivre. Lorsque nous nous y fumes enfermes, il tira une bouteille d’une armoire et me dit:
«Munchhausen, je sais que vous autres chretiens vous vous connaissez en bon vin. Voici une bouteille de tokay, la seule que je possede, et je suis sur que de votre vie vous n’en avez goute de meilleur.»
Sur quoi Sa Hautesse remplit son verre et le mien: nous trinquames, et nous bumes.
«Hein! reprit-il, que dites-vous de celui-la? C’est du superfin, cela!
– Ce petit vin est bon, repondis-je. Mais, avec la permission de Votre Hautesse, je dois lui dire que j’en ai bu de bien meilleurs a Vienne, chez l’auguste empereur Charles VI. Mille tonnerres! je voudrais que vous l’eussiez goute!
– Cher Munchhausen, repliqua-t-il, je ne veux pas vous blesser; mais je crois qu’il est impossible de trouver de meilleur tokay: je tiens cette unique bouteille d’un seigneur hongrois qui en faisait le plus grand cas.
– Plaisanteries que tout cela, monseigneur! Il y a tokay et tokay! Messieurs les Hongrois d’ailleurs ne brillent pas par la generosite. Combien pariez-vous que d’ici a une heure je vous procure une bouteille de tokay, tiree de la cave imperiale de Vienne, et qui aura une tout autre figure que celle-ci?
– Munchhausen, je crois que vous extravaguez.
– Je n’extravague point: dans une heure je vous apporte une bouteille de tokay prise dans la cave des empereurs d’Autriche, et d’un tout autre numero que cette piquette-la.
– Munchhausen! Munchhausen! vous voulez vous moquer de moi, cela ne me plait point. Je vous ai toujours connu pour un homme raisonnable et veridique, mais vraiment je suis tente de croire que vous battez la campagne.
– Eh bien! que Votre Hautesse accepte le pari. Si je ne remplis mon engagement – et vous savez que je suis ennemi jure des hableries -, Votre Hautesse sera libre de me faire couper la tete: et ma tete n’est pas une citrouille! Voila mon enjeu, quel est le votre?
– Tope! j’accepte, dit l’empereur. Si au coup de quatre heures la bouteille n’est pas la, je vous ferai couper la tete sans misericorde: car je n’ai pas l’habitude de me laisser jouer, meme par mes meilleurs amis. Par contre, si vous accomplissez votre promesse, vous pourrez prendre dans mon tresor autant d’or, d’argent, de perles et de pierres precieuses que l’homme le plus fort en pourra porter.
– Voila qui est parler», repondis-je.
Je demandai une plume et de l’encre, et j’ecrivis a l’imperatrice-reine Marie-Therese le billet suivant:
«Votre Majeste a sans doute, en sa qualite d’heritiere universelle de l’empire, herite de la cave de son illustre pere. Oserai-je la supplier de remettre au porteur une bouteille de ce tokay dont j’ai bu si souvent avec feu son pere? Mais du meilleur, car il s’agit d’un pari! Je saisis cette occasion pour assurer Votre Majeste du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’etre, etc., etc.»
«BARON DE MUNCHHAUSEN.»
Comme il etait deja trois heures et cinq minutes, je remis ce billet sans le cacheter a mon coureur, qui detacha ses poids et se mit immediatement en route pour Vienne.
Cela fait, nous bumes, le Grand Seigneur et moi, le reste de la bouteille, en attendant celle de Marie-Therese. Trois heures un quart sonnerent, trois heures et demie, quatre heures moins un quart, et le coureur ne revenait pas. J’avoue que je commencais a etre assez mal a mon aise, d’autant plus que je voyais Sa Hautesse diriger de temps en temps les yeux sur le cordon de la sonnette, pour appeler le bourreau. Il m’accorda cependant la permission de descendre dans le jardin pour prendre un peu l’air, escorte toutefois de deux muets qui ne me perdaient pas de vue. L’aiguille marquait la cinquante-cinquieme minute apres trois heures: j’etais dans une angoisse mortelle – c’etait le cas de le dire. J’envoyai chercher immediatement mon ecouteur et mon tireur. Ils arriverent aussitot; mon ecouteur se coucha a terre pour entendre si mon coureur ne venait pas: a mon grand desespoir, il m’annonca que le drole se trouvait fort loin de la profondement endormi et ronflant de tous ses poumons. A peine mon brave tireur eut-il appris cela, qu’il courut sur une terrasse elevee, et, se dressant sur ses pointes pour mieux voir, s’ecria: «Sur mon ame! je le vois, le paresseux: il est couche au pied d’un chene, aux environs de Belgrade, avec la bouteille a cote de lui. Attendez, je vais le chatouiller un peu.» En meme temps il ajusta sa carabine, et envoya la charge en plein dans le feuillage de l’arbre. Une grele de glands, de branches et de feuilles s’abattit sur le dormeur; craignant d’avoir repose trop longtemps, il reprit sa course avec une telle rapidite qu’il arriva au cabinet de sultan avec la bouteille de tokay et un billet autographe de Marie-Therese, a trois heures cinquante-neuf minutes et demi.
Saisissant aussitot la bouteille, le noble gourmet se mit a la deguster avec une indicible volupte.
«Munchhausen, me dit-il, vous ne trouverez point mauvais que je garde ce flacon pour moi tout seul. Vous avez a Vienne plus de credit que moi, et vous etes plus a meme d’en obtenir un second.»
La-dessus, il enferma la bouteille dans son armoire, mit la clef dans la poche de son pantalon, et sonna son tresorier. Quel ravissant tintement!
«Il faut maintenant que je paye ma gageure, reprit-il. Ecoute, dit-il au tresorier, tu laisseras mon ami Munchhausen prendre dans mon tresor autant d’or, de perles et de pierres precieuses que l’homme le plus fort en pourra porter? Va!»
Le tresorier s’inclina le nez jusqu’a terre devant son maitre, qui me serra cordialement la main et nous congedia tous deux.
Vous pensez bien que je ne tardai pas une seconde a faire executer l’ordre que le sultan avait donne en ma faveur; j’envoyai chercher mon homme fort qui apporta sa grosse corde de chanvre, et me rendis au tresor. Je vous assure que lorsque j’en sortis avec mon serviteur, il n’y restait plus grand-chose. Je courus incontinent avec mon butin au port, ou j’affretai le plus grand batiment que je pus trouver, et je fis lever l’ancre afin de mettre mon tresor en surete avant qu’il ne me survint quelque desagrement.
Ce que je craignais ne manqua pas d’arriver. Le tresorier, laissant ouverte la porte du tresor – il etait assez superflu de la refermer -, s’etait rendu en toute hate chez le Grand Seigneur, et lui avait annonce de quelle facon j’avais profite de sa liberalite. Sa Hautesse en etait restee tout abasourdie, et s’etait prise a se repentir de sa precipitation. Elle avait ordonne au grand amiral de me poursuivre avec toute sa flotte, et de me faire comprendre qu’elle n’avait point entendu la gageure de cette facon. Je n’avais que deux milles d’avance, et lorsque je vis la flotte de guerre turque courir sur moi toutes voiles dehors, j’avoue que ma tete, qui commencait a se raffermir sur mes epaules, se remit a branler plus fort que jamais. Mais mon souffleur etait la.