Aventures Et Mesaventures Du Baron De Munchhausen
«La cause de ma longue course doit etre attribuee a la rupture d’une corde qui communiquait a une soupape placee a la partie inferieure de mon ballon et destinee a laisser echapper l’air inflammable. Si vous n’aviez pas tire sur mon ballon et ne l’aviez pas creve, j’aurais pu rester, comme Mahomet, suspendu entre ciel et terre jusqu’au jugement dernier.»
Il fit genereusement cadeau de son chariot a mon pilote qui etait au gouvernail, et jeta a la mer le reste de son mouton. Quant au ballon, deja endommage par mes balles, la chute avait acheve de le mettre en pieces.
CHAPITRE X Cinquieme aventure de mer.
Puisque nous avons le temps, messieurs, de vider encore une bouteille de vin frais, je vais vous raconter une histoire fort singuliere qui m’arriva peu de mois avant mon retour en Europe.
Le Grand Seigneur, auquel j’avais ete presente par les ambassadeurs de LL. MM. Les empereurs de Russie et d’Autriche, ainsi que par celui du roi de France, m’envoya au Caire pour une mission de la plus haute importance et qui devait etre accomplie de maniere a rester eternellement secrete.
Je me mis en route en grande pompe et accompagne d’une nombreuse suite. En chemin, j’eus l’occasion d’augmenter ma domesticite de quelques sujets forts interessants: me trouvant a quelques milles a peine de Constantinople, j’apercus un homme grele et maigre qui courait en droite ligne a travers les champs, avec une extreme rapidite, quoiqu’il portat attachee a chaque pied une masse de plomb pesant au moins cinquante livres. Saisi d’etonnement, je l’appelai et lui dis:
«Ou vas-tu si vite, mon ami, et pourquoi t’alourdir d’un tel poids?
– J’ai quitte Vienne il y a une demi-heure, me repondit-il; j’y etais domestique chez un grand seigneur qui vient de me donner mon conge. N’ayant plus besoin de ma celerite, je l’ai moderee au moyen de ces poids; car la moderation fait la duree, comme avait coutume de le dire mon precepteur.»
Ce garcon me plaisait assez. Je lui demandai s’il voulait entrer a mon service, et il accepta aussitot. Nous nous remimes en route, et traversames beaucoup de villes, parcourumes beaucoup de pays.
En chemin, j’avisai, non loin de la route, un individu etendu immobile sur une pelouse: on eut dit qu’il dormait. Il n’en etait rien cependant, car il tenait son oreille collee contre terre, comme s’il eut voulu ecouter parler les habitants du monde souterrain.
«Qu’ecoutes-tu donc ainsi, mon ami? lui criai-je.
– J’ecoute pousser l’herbe, pour passer le temps, repliqua-t-il.
– Et tu l’entends pousser?
– Oh! bagatelle que cela.
– Entre donc a mon service, mon ami; qui sait s’il ne fait pas bon parfois avoir l’oreille fine?»
Mon drole se releva et me suivit.
Non loin de la, je vis sur une colline un chasseur qui ajustait son fusil et qui tirait dans le bleu du ciel.
«Bonne chance! bonne chance, chasseur! lui criai-je; mais sur quoi tires-tu? Je ne vois rien que le bleu du ciel.
– Oh! repondit-il, j’essaye cette carabine qui me vient de chez Kuchenreicher, de Ratisbonne. Il y avait la-bas, sur la fleche de Strasbourg, un moineau que je viens d’abattre.»
Ceux qui connaissent ma passion pour les nobles plaisirs de la chasse ne s’etonneront pas si je leur dis que je sautai au cou de cet excellent tireur. Je n’epargnai rien pour le prendre a mon service: cela va de soi.
Nous poursuivimes notre voyage et nous atteignimes enfin le mont Liban. La nous trouvames, devant une grande foret de cedres, un homme court et trapu, attele a une corde qui enveloppait toute la foret.
«Qu’est-ce que tu tires la, mon ami? demandai-je a ce drole.
– J’etais venu pour couper du bois de construction, et, comme j’ai oublie ma hache a la maison, je tache de me tirer du mieux que je puis.»
En disant cela, il abattit d’un seul coup toute la foret, qui mesurait bien un mille carre, comme si c’eut ete un bouquet de roseaux. Vous devinez facilement ce que je fis. J’eusse sacrifie mon traitement d’ambassadeur, plutot que de laisser echapper ce gaillard-la.
Au moment ou nous mimes le pied sur le territoire egyptien, il s’eleva un ouragan si formidable que j’eus un instant peur d’etre renverse avec mes equipages, mes gens et mes chevaux, et d’etre emporte dans les airs. A gauche de la route il y avait une file de sept moulins dont les ailes tournaient aussi vite que le rouet de la plus active fileuse. Non loin de la se trouvait un personnage d’une corpulence digne de John Falstaff, et qui tenait son index appuye sur sa narine droite. Des qu’il eut apercu notre detresse et vu comme nous nous debarrions miserablement dans l’ouragan, il se tourna vers nous, et tira respectueusement son chapeau avec le geste d’un mousquetaire qui se decouvre devant son colonel. Le vent etait tombe comme par enchantement, et les sept moulins restaient immobiles. Fort surpris de cette circonstance qui ne me semblait pas naturelle, je criai a l’homme:
«He! drole! qu’est-ce la? As-tu le diable au corps, ou es-tu le diable en personne?
– Pardonnez-moi, Excellence, repondit-il; je fais un peu de vent pour mon maitre le meunier; de peur de faire tourner ses moulins trop fort, je m’etais bouche une narine.»
«Parbleu, me dis-je a moi-meme, voila un precieux sujet: ce gaillard-la te servira merveilleusement, lorsque, de retour chez toi, l’haleine te manquera pour raconter les aventures extraordinaires qui te seront arrivees dans tes voyages.»
Nous eumes bientot conclu notre marche. Le souffleur quitta ses moulins et me suivit.
Il etait temps que nous arrivassions au Caire. Des que j’y eus accompli ma mission selon mes desirs, je resolus de me defaire de ma suite, maintenant inutile, a l’exception de mes nouvelles acquisitions, et de m’en retourner seul avec ces derniers, en simple particulier. Comme le temps etait magnifique et le Nil plus admirable qu’on ne peut le dire, j’eus la fantaisie de louer une barque et de remonter jusqu’a Alexandrie. Tout alla pour le mieux jusqu’au milieu du troisieme jour.
Vous avez sans doute entendu parler, messieurs, des inondations annuelles du Nil. Le troisieme jour, comme je viens de vous le dire, le Nil commenca a monter avec une extreme rapidite, et le lendemain toute la campagne etait inondee sur plusieurs milles de chaque cote. Le cinquieme jour, apres le coucher su soleil, ma barque s’embarrassa dans quelque chose que je pris pour des roseaux. Mais le lendemain matin, quand il fit jour, nous nous trouvames entoures d’amandiers charges de fruits parfaitement murs et excellents a manger. La sonde nous indiqua soixante pieds au-dessus du fond: il n’y avait moyen ni de reculer, ni d’avancer. Vers huit ou neuf heures, autant que j’en pus juger d’apres la hauteur du soleil, il survint une rafale qui coucha notre bateau sur le cote: il embarqua une masse d’eau et coula presque immediatement.