Aventures Et Mesaventures Du Baron De Munchhausen
Mon pere duquel j’heritai la fronde peu de temps avant mon depart pour Gibraltar, me raconta l’anecdote suivante, que ses amis lui ont souvent entendu rapporter, et dont personne de ceux qui ont connu le digne vieillard ne revoquera la veracite.
«Dans l’un des nombreux sejours que je fis en Angleterre, me disait-il, je me promenais une fois sur le bord de la mer non loin de Harwick. Tout d’un coup voila un cheval marin qui s’elance furieux contre moi. Je n’avais pour toute arme que ma fronde, avec laquelle je lui envoyai deux galets si adroitement lances que je lui crevai les deux yeux. Je lui sautai alors sur le dos et le dirigeai vers la mer: car, en perdant les yeux, il avait perdu toute sa ferocite, et se laissait mener comme un mouton. Je lui passai ma fronde dans la bouche en guise de bride, et le poussai au large.
«En moins de trois heures nous eumes atteint le rivage oppose: nous avions fait trente milles dans ce court espace de temps. A Helvoetsluys je vendis ma monture moyennant sept cents ducats a l’hote des trois Coupes, qui montra cette bete extraordinaire pour de l’argent et s’en fit un joli revenu – on peut en voir la description dans Buffon. Mais si singuliere que fut cette facon de voyager, ajoutait mon pere, les observations et les decouvertes qu’elle me permit de faire sont encore plus extraordinaires.
«L’animal sur le dos duquel j’etais assis ne nageait pas: il courait avec une incroyable rapidite sur le fond de la mer, chassant devant lui des millions de poissons tout differents de ceux qu’on a l’habitude de voir: quelques-uns avaient la tete au milieu du corps; d’autres au bout de la queue; d’autres etaient ranges en cercle et chantaient des ch?urs d’une beaute inexprimable; d’autres construisaient avec l’eau des edifices transparents, entoures de colonnes gigantesques dans lesquelles ondulait une matiere fluide et eclatante comme la flamme la plus pure. Les chambres de ces edifices offraient toutes les commodites desirables aux poissons de distinction: quelques-unes etaient amenagees pour la conservation du frais; une suite de salles spacieuses etait consacree a l’education des jeunes poissons. La methode d’enseignement – autant que j’en pus juger par mes yeux, car les paroles etaient aussi inintelligibles pour moi que le chant des oiseaux ou le dialogue des grillons -, cette methode me semble presenter tant de rapport avec celle employee de notre temps dans les etablissements philanthropiques, que je suis persuade qu’un de ces theoriciens a fait un voyage analogue au mien, et peche ses idees dans l’eau; plutot que de les avoir attrapees dans l’air. Du reste, de ce que je viens de vous dire vous pouvez conclure qu’il reste encore au monde un vaste champ ouvert a l’exploitation et a l’observation. Mais je reprends mon recit.
«Entre autres incidents de voyage, je passai sur une immense chaine de montagnes, aussi elevee, pour le moins, que les Alpes. Une foule de grands arbres d’essences variees s’accrochaient aux flancs des rochers.
«Sur ces arbres poussaient des homards, des ecrevisses, des huitres, des moules, des colimacons de mer, dont quelques-uns si monstrueux qu’un seul eut suffi a la charge d’un chariot, et le plus petit ecrase un portefaix. Toutes les pieces de cette espece qui echouent sur nos rivages et qu’on vend dans nos marches ne sont que de la misere, que l’eau enleve des branches tout comme le vent fait tomber des arbres le menu fruit. Les arbres a homards me parurent les mieux fournis: mais ceux a ecrevisses et a huitres etaient les plus gros. Les petits colimacons de mer poussent sur des especes de buissons qui se trouvent presque toujours au pied des arbres a ecrevisses, et les enveloppent comme fait le lierre sur le chene.
«Je remarquai aussi le singulier phenomene produit par un navire naufrage. Il avait, a ce qu’il me sembla, donne contre un rocher, dont la pointe etait a peine a trois toises au-dessous de l’eau, et en coulant bas s’etait couche sur le cote. Il etait descendu sur un arbre a homards et en avait detache quelques fruits, lesquels etaient tombes sur un arbre a ecrevisses place plus bas. Comme la chose se passait au printemps et que les homards etaient tout jeunes, ils s’unirent aux ecrevisses; il en resulta un fruit qui tenait des deux especes a la fois. Je voulus, pour la rarete du fait, en cueillir un sujet; mais ce poids m’aurait fort embarrasse, et puis mon pegase ne voulait pas s’arreter.
«J’etais a peu pres a moitie route, et me trouvais dans une vallee situee a cinq cents toises au moins au-dessous de la surface de la mer: je commencais a souffrir du manque d’air. Au surplus, ma position etait loin d’etre agreable sous bien d’autres rapports. Je rencontrais de temps en temps de gros poissons qui, autant que j’en pouvais juger par l’ouverture de leurs gueules, ne paraissaient pas eloignes de vouloir nous avaler tous deux. Ma pauvre Rossinante etait aveugle, et je ne dus qu’a ma prudence d’echapper aux intentions hostiles de ces messieurs affames. Je continuai donc a galoper, dans le but de me mettre le plus tot possible a sec.
«Parvenu assez pres des rives de la Hollande, et n’ayant plus guere qu’une vingtaine de toises d’eau sur la tete, je crus apercevoir, etendue sur le sable, une forme humaine, qu’a ses vetements je reconnus etre un corps de femme. Il me sembla qu’elle donnait encore quelques signes de vie, et, m’etant approche, je la vis, en effet, remuer la main. Je saisis cette main et ramenai sur le bord ce corps d’apparence cadaverique. Quoique l’art de reveiller les morts fut moins avance a cette epoque qu’aujourd’hui, ou a chaque porte d’auberge on lit sur un ecriteau: Secours aux noyes, les efforts et les soins d’un apothicaire de l’endroit parvinrent a raviver la petite etincelle vitale qui restait chez cette femme. Elle etait la moitie cherie d’un homme qui commandait un batiment attache au port de Helvoetsluys, et qui avait pris la mer depuis peu. Par malheur, dans la precipitation du depart, il avait embarque une autre femme que la sienne. Celle-ci fut aussitot instruite du fait par quelques-unes de ces vigilantes protectrices de la paix et du foyer domestique, qu’on nomme amies intimes; jugeant que les droits conjugaux sont aussi sacres et aussi valables sur mer que sur terre, elle s’elanca dans la chaloupe a la poursuite de son epoux; arrivee a bord du navire, elle chercha, dans une courte mais intraduisible allocution, a faire triompher ses droits d’une facon si energique que le mari jugea prudent de reculer de deux pas. Le resultat de ceci fut que sa main osseuse, au lieu de rencontrer les oreilles de son mari ne rencontra que l’eau, et comme cette surface ceda avec plus de facilite que ne l’eut fait l’autre, la pauvre femme ne trouva qu’au fond de la mer la resistance qu’elle cherchait.
«Ce fut en ce moment que mon etoile me fit la rencontrer et me permit de rendre a la terre un couple heureux et fidele.
«Je me represente aisement les benedictions dont monsieur son mari dut me combler en retrouvant, a son retour, sa tendre epouse sauvee par moi. Au reste, pour mauvais que fut le tour que j’avais joue a ce pauvre diable, mon c?ur en reste parfaitement innocent. J’avais agi par pure charite, sans me douter des affreuses consequences que ma bonne action devait amener.
C’est la que se terminait habituellement le recit de mon pere, recit que m’a rappele la fameuse fronde dont je vous ai entretenu et qui, apres avoir ete conservee si longtemps dans ma famille et lui avoir rendu tant de services signales, joua son reste contre le cheval de mer: elle put encore me servir en envoyant par ma main, ainsi que je vous l’ai raconte, une bombe au milieu des Espagnols, et en sauvant mes deux amis de la potence; mais ce fut la son dernier exploit; elle s’en alla en grande partie avec la bombe, et le morceau, ce qui m’en resta dans la main, est conserve aujourd’hui dans les archives de notre famille, a cote d’un grand nombre d’antiquites des plus precieuses.