Les Essais – Livre III
Je souffre peine a me feindre: si que j'evite de prendre les secrets d'autruy en garde, n'ayant pas bien le coeur de desadvouer ma science: Je puis la taire, mais la nyer, je ne puis sans effort et desplaisir. Pour estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation. C'est peu, au service des princes, d'estre secret, si on n'est menteur encore. Celuy qui s'enquestoit a Thales Milesius, s'il devoit solemnellement nyer d'avoir paillarde, s'il se fust addresse a moy, je luy eusse respondu, qu'il ne le devoit pas faire, car le mentir me semble encore pire que la paillardise. Thales luy conseilla tout autrement, et qu'il jurast, pour garentir le plus, par le moins: Toutesfois ce conseil n'estoit pas tant election de vice, que multiplication.
Sur quoy disons ce mot en passant, qu'on fait bon marche a un homme de conscience, quand on luy propose quelque difficulte au contrepoids du vice: mais quand on l'enferme entre deux vices, on le met a un rude choix. Comme on fit Origene: ou qu'il idolatrast, ou qu'il se souffrist jouyr charnellement, a un grand vilain ?thiopien qu'on luy presenta: Il subit la premiere condition: et vitieusement, dit-on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon leur erreur, celles qui nous protestent en ce temps, qu'elles aymeroient mieux charger leur conscience de dix hommes, que d'une messe.
Si c'est indiscretion de publier ainsi ses erreurs, il n'y a pas grand danger qu'elle passe en exemple et usage. Car Ariston disoit, que les vens que les hommes craignent le plus, sont ceux qui les descouvrent: Il faut rebrasser ce sot haillon qui cache nos moeurs: Ils envoyent leur conscience au bordel, et tiennent leur contenance en regle: Jusques aux traistres et assassins; ils espousent les loix de la ceremonie, et attachent la leur devoir. Si n'est-ce, ny a l'injustice de se plaindre de l'incivilite, ny a la malice de l'indiscretion. C'est dommage qu'un meschant homme ne soit encore un sot, et que la decence pallie son vice. Ces incrustations n'appartiennent qu'a une bonne et saine paroy, qui merite d'estre conservee, d'estre blanchie.
En faveur des Huguenots, qui accusent nostre confession auriculaire et privee, je me confesse en publiq, religieusement et purement. Sainct Augustin, Origene, et Hippocrates, ont publie les erreurs de leurs opinions: moy encore de mes moeurs. Je suis affame de me faire congnoistre: et ne me chaut a combien, pourveu que ce soit veritablement: Ou pour dire mieux, je n'ay faim de rien: mais je fuis mortellement, d'estre pris en eschange, par ceux a qui il arrive de congnoistre mon nom.
Celuy qui fait tout pour l'honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner, en se produisant au monde en masque, desrobant son vray estre a la congnoissance du peuple? Louez un bossu de sa belle taille, il le doit recevoir a injure: si vous estes couard, et qu'on vous honnore pour un vaillant homme, est-ce de vous qu'on parle? On vous prend pour un autre: J'aymeroy aussi cher, que celuy-la se gratifiast des bonnetades qu'on luy faict, pensant qu'il soit maistre de la trouppe, luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus Roy de Macedoine, passant par la rue, quelqu'un versa de l'eau sur luy: les assistans disoient qu'il devoit le punir. Voyre mais, fit-il, il n'a pas verse l'eau sur moy, mais sur celuy qu'il pensoit que je fusse. Socrates a celuy, qui l'advertissoit: qu'on mesdisoit de luy. Point, dit-il: Il n'y a rien en moy de ce qu'ils disent. Pour moy, qui me loueroit d'estre bon pilote, d'estre bien modeste, ou d'estre bien chaste, je ne luy en devrois nul grammercy. Et pareillement, qui m'appelleroit traistre, voleur, ou yvrongne, je me tiendroy aussi peu offence. Ceux qui se mescognoissent, se peuvent paistre de fauces approbations: non pas moy, qui me voy, et qui me recherche jusques aux entrailles, qui scay bien ce qu'il m'appartient. Il me plaist d'estre moins loue, pourveu que je soy mieux congneu. On me pourroit tenir pour sage en telle condition de sagesse, que je tien pour sottise.
Je m'ennuye que mes Essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de sale: ce chapitre me fera du cabinet: J'ayme leur commerce un peu prive: le publique est sans faveur et saveur. Aux adieux, nous eschauffons outre l'ordinaire l'affection envers les choses que nous abandonnons. Je prens l'extreme conge des jeux du monde: voicy nos dernieres accolades. Mais venons a mon theme.
Qu'a faict l'action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire, et si juste, pour n'en oser parler sans vergongne, et pour l'exclurre des propos serieux et reglez? Nous prononcons hardiment, tuer, desrober, trahir: et cela, nous n'oserions qu'entre les dents. Est-ce a dire, que moins nous en exhalons en parole, d'autant nous avons loy d'en grossir la pensee?
Car il est bon, que les mots qui sont le moins en usage, moins escrits, et mieux teuz, sont les mieux sceus, et plus generalement cognus. Nul aage, nulles moeurs l'ignorent non plus que le pain. Ils s'impriment en chascun, sans estre exprimez, et sans voix et sans figure. Et le sexe qui le fait le plus, a charge de le taire le plus. C'est une action, que nous avons mis en la franchise du silence, d'ou c'est crime de l'arracher. Non pas pour l'accuser et juger: Ny n'osons la fouetter, qu'en periphrase et peinture. Grand faveur a un criminel, d'estre si execrable, que la justice estime injuste, de le toucher et de le veoir: libre et sauve par le benefice de l'aigreur de sa condamnation. N'en va-il pas comme en matiere de livres, qui se rendent d'autant plus venaux et publiques, de ce qu'ils sont supprimez? Je m'en vay pour moy, prendre au mot l'advis d'Aristote, qui dit, L'estre honteux, servir d'ornement a la jeunesse, mais de reproche a la vieillesse.
Ces vers se preschent en l'escole ancienne: escole a laquelle je me tien bien plus qu'a la moderne: ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres.
Ceux qui par trop fuyant Venus estrivent,
Faillent autant que ceux qui trop la suivent .
Tu Dea, tu rerum naturam sola gubernas,
Nec sine te quicquam dias in luminis oras
Exoritur, neque fit l?tum, nec amabile quicquam .
Je ne scay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses, avec Venus, et les refroidir envers l'amour: mais je ne voy aucunes deitez qui s'aviennent mieux, ny qui s'entredoivent plus. Qui ostera aux muses les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien qu'elles ayent, et la plus noble matiere de leur ouvrage: et qui fera perdre a l'amour la communication et service de la poesie, l'affoiblira de ses meilleures armes. Par ainsin on charge le Dieu d'accointance, et de bien vueillance, et les deesses protectrices d'humanite et de justice, du vice d'ingratitude et de mescognoissance.
Je ne suis pas de si long temps casse de l'estat et suitte de ce Dieu, que je n'aye la memoire informee de ses forces et valeurs:
agnosco veteris vestigia flamm? .
Il y a encore quelque demeurant d'emotion et chaleur apres la fievre:
Nec mihi deficiat calor hic, hyemantibus annis .
Tout asseche que je suis, et appesanty, je sens encore quelques tiedes restes de cette ardeur passee;
Qual l'alto ?geo per che Aquilone o Noto
Cessi, che tutto prima il vuolse et scosse,
Non s'accheta ei pero, ma'l sono e'l moto,
Ritien de l'onde anco agitate e grosse .
Mais de ce que je m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu, se trouvent plus vifves et plus animees, en la peinture de la poesie, qu'en leur propre essence.
Et versus digitos habet .
Elle represente je ne scay quel air, plus amoureux qne l'amour mesme. Venus n'est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile.
Dixerat, Et niveis hinc atque hinc diva lacertis
Cunctantem amplexu molli fovet: Ille repente
Accepit solitam flammam, notusque medullas
Intravit calor, et labefacta per ossa cucurrit.
Non secus atque olim tonitru cum rupta corusco
Ignea rima micans percurrit lumine nimbos.
… ea verba loquutus,
Optatos dedit amplexus, placidumque petivit
Conjugis infusus gremio per membra soporem .
Ce que j'y trouve a considerer, c'est qu'il la peinct un peu bien esmeue pour une Venus maritale. En ce sage marche, les appetits ne se trouvent pas si follastres: ils sont sombres et plus mousses. L'amour hait qu'on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle laschement aux accointances qui sont dressees et entretenues soubs autre titre: comme est le mariage. L'alliance, les moyens, y poisent par raison, autant ou plus, que les graces et la beaute. On ne se marie pas pour soy, quoy qu'on die: on se marie autant ou plus, pour sa posterite, pour sa famille: L'usage et l'interest du mariage touche nostre race, bien loing pardela nous. Pourtant me plaist cette facon, qu'on le conduise plustost par main tierce, que par les propres: et par le sens d'autruy, que par le sien: Tout cecy, combien a l'opposite des conventions amoureuses? Aussi est-ce une espece d'inceste, d'aller employer a ce parentage venerable et sacre, les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dict ailleurs: Il faut (dit Aristote) toucher sa femme prudemment et severement, de peur qu'en la chatouillant trop lascivement, le plaisir ne la face sortir hors des gons de raison. Ce qu'il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la sante. Qu'un plaisir excessivement chaud, voluptueux, et assidu, altere la semence, et empesche la conception. Disent d'autrepart, qu'a une congression languissante, comme celle la est de sa nature: pour la remplir d'une juste et fertile chaleur, il s'y faut presenter rarement, et a notables intervalles;
Quo rapiat sitiens venerem interiusque recondat .
Je ne voy point de mariages qui faillent plustost, et se troublent, que ceux qui s'acheminent par la beaute, et desirs amoureux: Il y faut des fondemens plus solides, et plus constans, et y marcher d'aguet: cette bouillante allegresse n'y vaut rien.
Ceux qui pensent faire honneur au mariage, pour y joindre l'amour, font, ce me semble, de mesme ceux, qui pour faire faveur a la vertu, tiennent, que la noblesse n'est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont quelque cousinage: mais il y a beaucoup de diversite: on n'a que faire de troubler leurs noms et leurs tiltres: On fait tort a l'une ou a l'autre de les confondre. La noblesse est une belle qualite, et introduite avec raison: mais d'autant que c'est une qualite dependant d'autruy, et qui peut tomber en un homme vicieux et de neant, elle est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu. C'est une vertu, si ce l'est, artificielle et visible: dependant du temps et de la fortune: diverse en forme selon les contrees, vivante et mortelle: sans naissance, non plus que la riviere du Nil: genealogique et commune; de suite et de similitude: tiree par consequence, et consequence bien foible. La science, la force, la bonte, la beaute, la richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en commerce: cette-cy se consomme en soy, de nulle emploite au service d'autruy. On proposoit a l'un de nos Roys, le choix de deux competiteurs, en une mesme charge, desquels l'un estoit gentil'homme, l'autre ne l'estoit point: il ordonna que sans respect de cette qualite, on choisist celuy qui auroit le plus de merite: mais ou la valeur seroit entierement pareille, qu'alors on eust respect a la noblesse: c'estoit justement luy donner son rang. Antigonus a un jeune homme incogneu, qui luy demandoit la charge de son pere, homme de valeur, qui venoit de mourir: Mon amy, dit-il, en tels bien faicts, je ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats, comme je fais leur prouesse.