Les Essais – Livre III
Le peuple reconvoye celuy-la, d'un acte public, avec estonnement, jusqu'a sa porte: il laisse avec sa robbe ce rolle: il en retombe d'autant plus bas, qu'il s'estoit plus haut monte. Au dedans chez luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le reglement s'y trouveroit, il faut un jugement vif et bien trie, pour l'appercevoir en ces actions basses et privees. Joint que l'ordre est une vertu morne et sombre: Gaigner une bresche, conduire une Ambassade, regir un peuple, ce sont actions esclatantes: tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr, et converser avec les siens, et avec soy-mesme, doucement et justement: ne relascher point, ne se desmentir point, c'est chose plus rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirees soustiennent par la, quoy qu'on die, des devoirs autant ou plus aspres et tendus, que ne font les autres vies. Et les privez, dit Aristote, servent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte facon d'arriver a la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous faisons pour la gloire. Et la vertu d'Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates, en cette exercitation basse et obscure. Je concois aisement Socrates, en la place d'Alexandre; Alexandre en celle de Socrates, je ne puis: Qui demandera a celuy-la, ce qu'il scait faire, il respondra, Subjuguer le monde: qui le demandera a cettuy-cy, il dira, Mener l'humaine vie conformement a sa naturelle condition: science bien plus generale, plus poisante, et plus legitime. Le prix de l'ame ne consiste pas a aller haut, mais ordonnement.
Sa grandeur ne s'exerce pas en la grandeur: c'est en la mediocrite. Ainsi que ceux qui nous jugent et touchent au dedans, ne font pas grand'recette de la lueur de noz actions publiques: et voyent que ce ne sont que filets et pointes d'eau fine rejallies d'un fond au demeurant limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qui nous jugent par cette brave apparence du dehors, concluent de mesmes de nostre constitution interne: et ne peuvent accoupler des facultez populaires et pareilles aux leurs, a ces autres facultez, qui les estonnent, si loin de leur visee. Ainsi donnons nous aux demons des formes sauvages. Et qui non a Tamburlan, des sourcils eslevez, des nazeaux ouverts, un visage afreux, et une taille desmesuree, comme est la taille de l'imagination qu'il en a conceue par le bruit de son nom? Qui m'eust faict veoir Erasme autrefois, il eust este mal-aise, que je n'eusse prins pour adages et apophthegmes, tout ce qu'il eust dit a son vallet et a son hostesse. Nous imaginons bien plus sortablement un artisan sur sa garderobe ou sur sa femme, qu'un grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il nous semble que de ces hauts thrones ils ne s'abaissent pas jusques a vivre.
Comme les ames vicieuses sont incitees souvent a bien faire, par quelque impulsion estrangere; aussi sont les vertueuses a faire mal. Il les faut doncq juger par leur estat rassis: quand elles sont chez elles, si quelquefois elles y sont: ou aumoins quand elles sont plus voysines du repos, et en leur naifve assiette. Les inclinations naturelles s'aident et fortifient par institution: mais elles ne se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps, ont eschappe vers la vertu, ou vers le vice, au travers d'une discipline contraire.
Sic ubi desuet? silvis in carcere claus?
Mansuevere fer?, et vultus posuere minaces,
Atque hominem didicere pati, si torrida parvus
Venit in ora cruor, redeunt rabiesque furorque,
Admonit?que tument gustato sanguine fauces,
Fervet, et a trepido vix abstinet ira magistro .
On n'extirpe pas ces qualitez originelles, on les couvre, on les cache: Le langage Latin m'est comme naturel: je l'entens mieux que le Francois: mais il y a quarante ans, que je ne m'en suis du tout poinct servy a parler, ny guere a escrire. Si est-ce qu'a des extremes et soudaines esmotions, ou je suis tombe, deux ou trois fois en ma vie: et l'une, voyant mon pere tout sain, se renverser sur moy pasme: j'ay tousjours eslance du fond des entrailles, les premieres paroles Latines: Nature se sourdant et s'exprimant a force, a l'encontre d'un si long usage: et cet exemple se dit d'assez d'autres.
Ceux qui ont essaie de r'aviser les moeurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions, reforment les vices de l'apparence, ceux de l'essence, ils les laissent la, s'ils ne les augmentent: Et l'augmentation y est a craindre: On se sejourne volontiers de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre coust, et de plus grand merite: et satisfait-on a bon marche par la, les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez un peu, comment s'en porte nostre experience. Il n'est personne, s'il s'escoute, qui ne descouvre en soy, une forme sienne, une forme maistresse, qui lucte contre l'institution: et contre la tempeste des passions, qui luy sont contraires. De moy, je ne me sens gueres agiter par secousse: je me trouve quasi tousjours en ma place, comme font les corps lourds et poisans. Si je ne suis chez moy, j'en suis tousjours bien pres: mes desbauches ne m'emportent pas fort loing: il n'y a rien d'extreme et d'estrange: et si ay des ravisemens sains et vigoureux.
La vraye condamnation, et qui touche la commune facon de nos hommes, c'est, que leur retraicte mesme est pleine de corruption, et d'ordure: l'idee de leur amendement chafourree, leur penitence malade, et en coulpe, autant a peu pres que leur peche. Aucuns, ou pour estre collez au vice d'une attache naturelle, ou par longue accoustumance, n'en trouvent plus la laideur. A d'autres (duquel regiment je suis) le vice poise, mais ils le contrebalancent avec le plaisir, ou autre occasion: et le souffrent et s'y prestent, a certain prix: Vitieusement pourtant, et laschement. Si se pourroit-il a l'advanture imaginer, si esloignee disproportion de mesure, ou avec justice, le plaisir excuseroit le peche, comme nous disons de l'utilite: Non seulement s'il estoit accidental, et hors du peche, comme au larrecin, mais en l'exercice mesme d'iceluy, comme en l'accointance des femmes, ou l'incitation est violente, et, dit-on, par fois invincible.
En la terre d'un mien parent, l'autre jour que j'estois en Armaignac, je vis un paisant, que chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie: Qu'estant nay mendiant, et trouvant, qu'a gaigner son pain au travail de ses mains, il n'arriveroit jamais a se fortifier assez contre l'indigence, il s'advisa de se faire larron: et avoit employe a ce mestier toute sa jeunesse, en seurete, par le moyen de sa force corporelle: car il moissonnoit et vendangeoit des terres d'autruy: mais c'estoit au loing, et a si gros monceaux, qu'il estoit inimaginable qu'un homme en eust tant emporte en une nuict sur ses espaules: et avoit soing outre cela, d'egaler, et disperser le dommage qu'il faisoit, si que la foule estoit moins importable a chaque particulier. Il se trouve a cette heure en sa vieillesse, riche pour un homme de sa condition, mercy a cette trafique: de laquelle il se confesse ouvertement. Et pour s'accommoder avec Dieu, de ses acquests, il dit, estre tous les jours apres a satisfaire par bien-faicts, aux successeurs de ceux qu'il a desrobez: et s'il n'acheve (car d'y pourvoir tout a la fois, il ne peut) qu'il en chargera ses heritiers, a la raison de la science qu'il a luy seul, du mal qu'il a faict a chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais moins que l'indigence: s'en repent bien simplement, mais en tant qu'elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s'en repent pas. Cela, ce n'est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice, et y conforme nostre entendement mesme: ny n'est ce vent impetueux qui va troublant et aveuglant a secousses nostre ame, et nous precipite pour l'heure, jugement et tout, en la puissance du vice.
Je fay coustumierement entier ce que je fay, et marche tout d'une piece: je n'ay guere de mouvement qui se cache et desrobe a ma raison, et qui ne se conduise a peu pres, par le consentement de toutes mes parties: sans division, sans sedition intestine: mon jugement en a la coulpe, ou la louange entiere: et la coulpe qu'il a une fois, il l'a tousjours: car quasi des sa naissance il est un, mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matiere d'opinions universelles, des l'enfance, je me logeay au poinct ou j'avois a me tenir.
Il y a des pechez impetueux, prompts et subits, laissons les a part: mais en ces autres pechez, a tant de fois reprins, deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez de profession et de vacation: je ne puis pas concevoir, qu'ils soient plantez si long temps en un mesme courage, sans que la raison et la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et l'entende ainsin: Et le repentir qu'il se vante luy en venir a certain instant prescript, m'est un peu dur a imaginer et former.
Je ne suy pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent une ame nouvelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir leurs oracles: Sinon qu'il voulust dire cela mesme, qu'il faut bien qu'elle soit estrangere, nouvelle, et prestee pour le temps: la nostre montrant si peu de signe de purification et nettete condigne a cet office.
Ils font tout a l'opposite des preceptes Stoiques: qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections et vices que nous recognoissons en nous, mais nous defendent d'en alterer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font a croire, qu'ils en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d'amendement et correction ny d'interruption, ils ne nous en font rien apparoir. Si n'est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal: Si la repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le peche. Je ne trouve aucune qualite si aysee a contrefaire, que la devotion, si on n'y conforme les moeurs et la vie: son essence est abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses.
Quant a moy, je puis desirer en general estre autre: je puis condamner et me desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entiere reformation, et pour l'excuse de ma foiblesse naturelle: mais cela, je ne le doibs nommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n'estre ny Ange ny Caton. Mes actions sont reglees, et conformes a ce que je suis, et a ma condition. Je ne puis faire mieux: et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre force: ouy bien le regret. J'imagine infinies natures plus hautes et plus reglees que la mienne: Je n'amende pourtant mes facultez: comme ny mon bras, ny mon esprit, ne deviennent plus vigoureux, pour en concevoir un autre qui le soit. Si l'imaginer et desirer un agir plus noble que le nostre, produisoit la repentance du nostre, nous aurions a nous repentir de nos operations plus innocentes: d'autant que nous jugeons bien qu'en la nature plus excellente, elles auroyent este conduictes d'une plus grande perfection et dignite: et voudrions faire de mesme. Lors que je consulte des deportemens de ma jeunesse avec ma vieillesse, je trouve que je les ay communement conduits avec ordre, selon moy. C'est tout ce que peut ma resistance. Je ne me flatte pas: a circonstances pareilles, je seroy tousjours tel. Ce n'est pas macheure, c'est plustost une teinture universelle qui me tache. Je ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie. Il faut qu'elle me touche de toutes parts, avant que je la nomme ainsin: et qu'elle pinse mes entrailles, et les afflige au tant profondement, que Dieu me voit, et autant universellement.