Catherine des grands chemins
Debout dans l'embrasure profonde d'une des fenetres du chateau d'Angers, Catherine regardait distraitement au-dehors. Elle etait si lasse apres tous ces jours de voyage qu'elle n'etait plus guere capable de s'interesser a ce qui l'entourait. Tout a l'heure, quand, avec Sara et Frere Etienne, elle avait atteint la Loire, elle avait failli s'evanouir a la fois de fatigue et d'horreur. Depuis douze jours, a travers le Limousin ravage de misere et de famine, les Marches et le Poitou, ou les marques sanglantes de l'oppression anglaise se relevaient partout, fraiches et sinistres, les trois voyageurs avaient lutte pour leur vie, contre le froid, contre les hommes, voire contre les loups qui venaient hurler jusqu'aux portes des granges qui etaient bien souvent leur seul refuge. Manger etait devenu un probleme et chaque repas etait une aventure difficile qui se faisait de plus en plus rare. Sans les abbayes que leur ouvrait le costume du cordelier ou le sauf-conduit de la reine Yolande, Catherine et ses compagnons fussent sans doute morts de faim et de misere avant d'atteindre le fleuve royal. Puerilement, la jeune femme s'etait imagine qu'en atteignant le duche d'Anjou, terre preferee de Yolande, tout ce cauchemar s'evanouirait. Mais cela avait ete pis encore !
Sous la pluie diluvienne qui les avait accueillis aux limites du duche, Catherine et ses amis avaient parcouru les campagnes devastees l'automne precedent par les soudards de Villa-Andrado. Ils avaient vu des villages tellement ravages qu'il n'etait reste ame qui vive pour enterrer les cadavres dont, seul, l'hiver s'etait fait le fossoyeur ; des vignes arrachees, des champs ou l'herbe meme ne pousserait pas ce printemps, des eglises eventrees, des abbayes et des chateaux brules, des deserts noircis, piques ca et la de pieux tordus qui avaient ete des arbres marquant la place des forets incendiees, et les squelettes d'animaux abandonnes au bord des chemins, tels que les loups les avaient laisses.
Us avaient vu, refugies dans des cavernes ou la peur et le denuement les avaient pousses, des hommes, des femmes, des enfants qui avaient plus l'air de betes sauvages que d'etres humains et devant lesquels il leur avait fallu fuir. Pour ces miserables, tout voyageur etait devenu une proie. Un soir, meme, ils furent sauves de justesse des griffes d'une de ces hordes par les sergents de la duchesse-reine qui, escortant un chariot charge de vivres, venaient porter secours aux populations si cruellement eprouvees.
Quand, enfin, les Ponts-de-Ce, fortifies comme des redoutes avec leurs quatre arches enjambant trois iles et leur fort chateau, s'etaient dresses devant eux, Frere Etienne, malgre son courage et son empire sur lui- meme, n'avait pu s'empecher de murmurer :
— Enfin, nous voici au but !
Son sauf-conduit leur avait permis de passer sans la moindre difficulte et, bientot, les puissantes murailles d'Angers s'etaient refermees sur eux a leur grand soulagement. Mais si la cite ducale n'avait pas souffert des ravages du Castillan, si la misere des campagnes n'avait pas ete aussi cruellement ressentie dans cette ville riche et bien defendue, leur reflet se lisait sur les visages sombres et dans l'attitude mefiante des citadins. On ne voyait que figures fermees, vetements de deuil et l'agitation normale d'une ville puissante ne se manifestait pas dans ces rues silencieuses ou l'on parlait bas, comme dans une eglise.
Tout donnait cependant une impression d'energie et d'ordre. Pas de mendiants, pas de soldats ivres, pas de filles folles ! Cette ville, creee pour la douceur de vivre, avec ses jardins, ses toits bleus et ses maisons blanches s'etait muee en une forteresse toujours en alerte. Il n'etait jusqu'aux refugies, dont elle s'etait gonflee comme une poule qui a rassemble sa couvee sous ses plumes, qui n'eussent ete repartis de maniere a ne pas gener l'ordre de la cite ni sa defense. Tout ici proclamait que Yolande d'Anjou savait regner, secourir et se battre !
Le chateau dont la Maine refletait les tours noires et grises, de granit et de schiste, groupees autour du donjon colossal renforcait cette impression. Une foret de poivrieres bleues, luisantes comme de l'acier, un herissement de clochetons, de chemins de ronde et de girouettes dorees le couronnaient. Partout, aux creneaux, se montraient des hommes d'armes portant vouges, guisarmes ou fauchards de guerre et, au plus haut du donjon, un immense etendard claquait dans le vent charge de pluie venu de la mer. Bleu, pourpre, blanc et or, cette banniere portait les croix de Jerusalem, le lambel de Sicile, les lys d'Anjou et les pals d'Aragon : les armes de la duchesse-reine que l'on retrouvait, couronnees d'or et aux mains d'un ange au-dessus de la porte de Ville.
A Angers, Frere Etienne pouvait circuler dans la ville et le chateau comme bon lui semblait et c'est tout juste si le corps de garde ne lui rendit pas les honneurs. Mais, franchis les profonds fosses, Catherine ne vit l'immense cour qu'a travers un rideau de pluie. Et puis, sous le capuchon alourdi d'eau, ses yeux se brouillaient de fatigue. Elle ne souhaitait, pour le moment, rien de plus qu'un lit, un vrai lit avec des draps pour y etendre son corps brise par des nuits sur la pierre ou la terre nue. Mais il fallait, d'abord, se presenter a Madame Yolande.
Frere Etienne laissa ses deux compagnes dans une
grande salle du logis ducal dont les hautes fenetres dominaient la Maine barree de lourdes chaines et la ville basse. Sara se laissa tomber aussitot sur une bancelle, devant la cheminee, et s'endormit comme une masse. Catherine resta debout. Tous ses muscles etaient si douloureux qu'elle avait peur, en s'asseyant, de ne plus pouvoir se relever.
Elle n'attendit pas longtemps. Au bout de quelques minutes, le moine reparut.
— Venez, mon enfant, la Reine vous attend !
Jetant un dernier regard a Sara qui n'avait pas bronche, Catherine suivit Frere Etienne. Il lui fit passer une porte basse ou veillaient deux gardes armes de vouges, jambes ecartees, immobiles comme des statues. Au-dela s'ouvrait une grande chambre toute tendue de tapisseries a personnages. Une immense cheminee sculptee ou brulait un tronc d'arbre entier l'eclairait avec un bouquet de grands cierges jaunes plantes sur un trepied de bronze. Un lit gigantesque, dont les rideaux de velours pourpre, releves, etaient frappes des lys de France, occupait un bon quart de cette piece aux dimensions cependant respectables. Dans le coin oppose, une dame d'honneur brodait, si discrete qu'en ne releva pas la tete a l'entree de Catherine. D'ailleurs, celle-ci n'eut pas un regard pour elle. Des l'entree, elle ne vit que la Reine !
Assise dans une vaste chaise d'ebene frileusement garnie de coussins, ses pieds etroits poses sur une chaufferette, Yolande la regardait venir et le c?ur de Catherine se serra a constater les ravages dont ces trois dernieres annees avaient marque le fin et fier visage de la duchesse-reine. Les cheveux d'ebene qui paraissaient sous la severe coiffe de veuve blanchissaient, les traits se marquaient en creux profonds, le teint mat jaunissait comme jaunissent les parchemins. Ces mois de lutte incessante contre le mauvais genie de la France et contre les ennemis, Anglais et Bourguignons, pesaient lourdement sur les epaules de Yolande. La captivite de son fils, le duc Rene de Bar1
tombe aux mains de Philippe de Bourgogne depuis la bataille de Bugneville avait ete un coup d'autant plus terrible que la mere se refusait a l'accuser. A cinquante-quatre ans, la reine des Quatre Royaumes etait une vieille femme. Seuls ses magnifiques yeux noirs, imperieux et vifs, gardaient la flamme de la jeunesse. Le corps, qui s'emaciait, se perdait dans les flots des vetements noirs et des coussins ou il se blottissait.
Mais comme Catherine s'agenouillait a ses pieds, Yolande lui sourit et reconquit d'un seul coup tout son charme. Elle tendit a la jeune femme une main blanche, demeuree parfaite.