Catherine et le temps d'aimer
Juliette Benzoni
Сatherine et le temps d'aimer
Le brouillard, d'instant en instant, se faisait plus opaque. Ses longues echarpes grises enveloppaient la troupe epuisee des pelerins comme un linceul humide... Il y avait combien de temps que l'on errait ainsi, dans ces solitudes herbeuses, coupees de fondrieres ou dormaient des eaux glauques ? Des heures sans doute ! Pourtant rien n'indiquait que l'etape fut proche. Le vent s'etait leve, hurlant de tous les horizons du haut plateau, dechirant par moments la brume qui se reformait aussitot, plus epaisse et plus lourde.
Au milieu des autres, Catherine marchait. Le dos rond, la tete baissee sous le grand chapeau que le vent rabattait, elle retenait de son mieux les pans de sa pelerine ou la bourrasque s'engouffrait, s'appuyant de toutes ses forces, pour mieux resister, sur son bourdon. Depuis cinq jours que l'on avait quitte Le Puy, elle avait appris l'aide inappreciable qu'apporte ce long baton quand la fatigue se fait pesante. D'autant plus que, de son bras gauche, elle soutenait l'une de ses compagnes, Gillette de Vauchelles, cette femme dont, a la messe de Paques, Catherine avait remarque la mine defaite et la toux frequente. C'etait une veuve d'une quarantaine d'annees, de bonne famille et d'education parfaite, mais dont le visage tragique revelait une incurable tristesse.
Elle etait douce, melancolique et profondement pieuse. La voyant peiner sur le chemin, le souffle rendu difficile par l'altitude, Catherine n'avait pu se retenir de lui offrir son aide. Gillette, d'abord, avait refuse.
— Je vous serai une charge, ma s?ur ! Vous avez bien assez de votre propre peine.
C'etait vrai. Le poids du jour etait bien suffisant pour ses epaules et, de plus, ses pieds, blesses par les epais souliers de gros cuir, la faisaient souffrir. Mais elle sentait qu'il etait urgent de porter secours a sa compagne. Elle lui sourit gentiment.
— Tout va bien pour moi ! Et, a deux, on se soutient !
Appuyees l'une sur l'autre, elles avaient poursuivi le rude chemin qui, a mesure que coulaient les heures, devenait plus cruel. On avait quitte les granges de Malbouzon aux premieres heures du jour afin d'atteindre le prieure de Nasbinals, distant d'un peu plus de deux lieues seulement, mais la brume s'etait levee rapidement et, bientot, il avait fallu se rendre a l'evidence : le sentier que l'on suivait n'etait pas le bon. Aucune pyramide de pierres seches ne le jalonnait... Le chef des pelerins avait alors rassemble ses compagnons.
— Il nous faut suivre ce sentier, ou qu'il nous mene, avait-il dit. En sortir serait risquer de tourner en rond dans le brouillard. Il nous conduira toujours bien quelque part et, de toute facon, il vaut mieux s'en remettre a la grace de Dieu !...
Un murmure d'approbation lui avait repondu. On avait traduit, pour les Suisses et les Allemands qui marchaient a l'arriere-garde et dont, d'ailleurs, plusieurs etaient montes, les paroles du chef. Aucun d'eux n'avait fait d'objection tant etait grande, deja, l'emprise de cet homme sur sa troupe heteroclite. Il pouvait avoir quarante-cinq ans environ, mais, a dire vrai, Catherine ne savait trop qu'en penser. Elle savait, pour l'avoir entendu dire, qu'il se nommait Gerbert Bohat, qu'il etait l'un des plus riches bourgeois de Clermont, mais il ne correspondait guere a son personnage. Grand et maigre, son aspect etait celui d'un ascete. Pourtant, son visage tourmente semblait porter les stigmates de toutes les passions humaines. L'expression habituelle de ses yeux gris etait la domination, mais, de temps a autre, Catherine y avait vu passer une inquietude bien proche de la peur. Son abord etait glacial et, s'il revelait des qualites certaines de meneur d'hommes, Catherine n'en avait pas moins la nette impression que Gerbert Bohat detestait les femmes. Le ton qu'il employait pour s'adresser a elle etait froid, a peine courtois, alors que, pour les autres pelerins, il savait se montrer cordial. Mais, quand venait l'heure de la priere, Catherine decouvrait que l'ame de cet homme pouvait s'enflammer...
Depuis que Gerbert avait engage sa troupe a continuer dans ce chemin inconnu, on marchait, marchait. Un moment, on avait cru trouver un point de repere en arrivant a un pont antique enjambant un torrent.
— C'est le Bes, avait dit Gerbert, et ce pont est celui de Marchastel.
Il nous faut aller tout droit. Nous ne ferons pas etape a Nasbinals, mais bien a la domerie d'Aubrac. Courage !
Le mot avait ragaillardi tout le monde. Un homme, qui avait deja fait le pelerinage, avait dit qu'on serait bien mieux a la domerie qu'a Nasbinals. L'hospice des solitudes savait accueillir le voyageur extenue. On s'etait remis en marche en chantant. Mais, peu a peu, le brouillard avait enveloppe le paysage, les voix s'etaient eteintes sur les levres qui cherchaient un air plus sec. De nouveau, la route avait ete livree au hasard.
Parfois, une dechirure laissait entrevoir le piege d'une tourbiere, la faille d'une gorge ou l'ensellement grisaille d'une colline, mais, le plus souvent, on allait a l'aveuglette, les yeux au sol pour epier le chemin.
Et maintenant, la nuit venait qui allait decupler le danger. Faudrait-il s'arreter la en plein desert, camper dans le vent glacial auquel se melaient quelques minces flocons de neige ? Pendant les tout derniers jours de mars, gel et neige ne sont pas rares dans les etendues desolees de l'Aubrac. Malgre tout, malgre le temps affreux et les pieds douloureux, le courage de Catherine ne faiblissait pas. Pour retrouver Arnaud, elle etait prete a en supporter dix fois autant.
Soudain, Gillette de Vauchelles trebucha contre une pierre. Elle tomba en avant, si lourdement qu'elle entraina Catherine avec elle. Il s'ensuivit une certaine confusion dans la colonne et, tout de suite, Gerbert Bohat fut aupres des deux femmes.
— Que se passe-t-il ici ? Ne pouvez-vous faire attention a vos pieds ?
Le ton etait sec, totalement depourvu d'indulgence. Catherine repliqua aussi durement. Deja fatiguee, elle n'etait pas disposee a supporter la mauvaise humeur du Clermontois.
— Ma compagne est epuisee ! Ce chemin qui n'en finit pas !... Si meme l'on peut appeler cela un chemin ! Et ce brouillard...
La bouche mince de Gerbert se plissa en un sourire de dedain.
— Et il y a seulement cinq jours que nous sommes partis ! Si cette femme est malade, elle aurait du demeurer chez elle ! Un pelerinage n'est pas une partie de plaisir ! Dieu veut...
— Dieu veut, coupa Catherine sechement, que l'on se montre avant tout compatissant aux autres et charitable a leurs miseres ! Le beau merite d'entreprendre cette longue penitence quand on est en pleine force ! Au lieu de vos reproches, messire, vous feriez mieux de nous offrir votre aide !
— Femme, repliqua Gerbert, nul ici ne demande votre avis. J'ai ma tache qui me suffit : je dois guider cette troupe jusqu'au saint tombeau de l'Apotre ! N'importe lequel de nos compagnons vous donnera son aide.
Oserai-je vous faire remarquer que je vous ai appele « messire » ? Je n'ai point coutume de m'entendre appeler « Femme ». J'ai un nom : je suis Catherine de Montsalvy !
— Vous avez surtout un orgueil insoutenable ! Il n'y a plus ici qu'une assemblee de pecheurs et de pecheresses, sur la route du repentir...
Le ton, a la fois dedaigneux et sermonneur du Clermontois, eut le don de porter a son comble la colere, deja difficilement retenue, de Catherine.
— Il vous sied bien de parler de l'orgueil des autres, « mon frere », coupa-t-elle en appuyant intentionnellement sur le mot frere. C'est un sujet qu'apparemment vous connaissez parfaitement... si l'on en juge la chaleur de votre charite !
Dans les yeux gris de Gerbert un eclair de fureur brilla. Son regard et celui de Catherine se defierent, mais la jeune femme ne baissa pas les yeux. Elle eprouvait une sorte de joie sauvage devant l'exasperation visible de l'homme. Il devait comprendre, une bonne fois, qu'elle n'accepterait jamais de subir sa loi... C'etait cela que disait, bien clairement, le regard violet de Catherine. Gerbert ne s'y trompa point !