La collection Kledermann
Il n’y avait rien à ajouter et on se sépara là-dessus.
— Tout compte fait, recommanda Adalbert aux deux nouveaux amis, tandis que les dames s’éloignaient, continuez donc à fouiller vos ruines. Je sais d’expérience que cela peut donner des résultats surprenants… On vous tiendra au courant !
Le samedi matin, comme prévu, Aldo fit ses adieux à l’hôpital et à ceux qui l’avaient si admirablement soigné… Adalbert s’était chargé de lui acheter des vêtements – il refusait l’idée de partir en robe de chambre ! – à sa taille et aussi proches que possible de ses goûts mais comme ses objets personnels – montre, portefeuille, briquet et porte-cigarettes en or à ses armes comme la sardoine gravée que, depuis le XVIe siècle, se transmettaient les princes Morosini – avaient disparu, le rescapé éprouvait le désagréable sentiment d’être quasiment nu. Pire encore : son anneau de mariage dont son annulaire ne gardait plus qu’une trace légère :
— Je n’arrive pas à m’ôter de l’esprit qu’il y a là un symbole inquiétant ! confia-t-il à Adalbert qui, secondé par Mme Vernon, l’avait aidé à s’habiller… et qui lui rit au nez :
— Tu ne vas pas devenir superstitieux ? Avoir perdu ta chevalière ne t’enlève ni ton nom ni ton titre pas plus que ton alliance ne fait pas de toi un célibataire ! À ce train-là, tu vas passer ta convalescence à te faire tirer les cartes par Plan-Crépin ! Secoue-toi, que diable !
En réalité, la joviale indignation du « plus que frère » était quelque peu forcée. Comme tout bon égyptologue qui se respecte, il était plus sensible aux symboles qu’il n’accepterait jamais de l’avouer. Même s’il ne fit aucun commentaire, Aldo ne s’y trompa pas.
— Me secouer, je voudrais bien, mais j’ai la tête qui me tourne un peu !
— Vous voyez bien que l’ambulance n’est pas du luxe ! Si l’on vous avait écouté on vous aurait laissé partir dans la voiture de M. Vidal-Pellicorne, triompha l’infirmière.
— … et il aurait fallu une civière pour vous en extirper… sans oublier que vous auriez fini le voyage sur la banquette arrière ! conclut le docteur Lhermitte qui entrait une lettre à la main. Alors pour l’amour de Dieu, ne m’abîmez pas mon ouvrage ! Vous aurez encore des vertiges et des migraines pendant quelque temps. Il faut vous y résigner ! D’ailleurs cette lettre est pour le professeur Dieulafoy dont Mme de Sommières m’a dit qu’il était de ses bons amis et qu’il vous avait déjà soigné. Il me relaiera. Et maintenant, bonne route… Et encore meilleur rétablissement ! Le succès dépend de vous…
— Merci, docteur ! Merci du fond du cœur ! Je sais que j’ai eu une chance inouïe d’être arrivé entre vos mains !…
Quelques minutes plus tard, l’ambulance franchissait le seuil des urgences emportant Aldo, un jeune externe pour les soins éventuels… et un policier armé. Suivait la voiture d’Adalbert véhiculant Mme de Sommières et Marie-Angéline. Lui aussi était armé, ce qui avait fait tiquer cette dernière :
— Ce déploiement d’artillerie est-il vraiment nécessaire ?
— Le commissaire Desjardins estime qu’il vaut mieux prendre trop de précautions que pas assez. On ne vous l’a pas dit mais des bouts de papier inquiétants ont atterri sur son bureau. Il ne faut pas se bercer d’illusions : Aldo a au moins un ennemi tenace qui ne renonce pas !
— Tout de même…
Mme de Sommières intervint :
— Ne jouez pas les hypocrites, Plan-Crépin ! Vous êtes tout bonnement furieuse parce que personne n’a songé à vous offrir une pétoire quelconque !
— Si ce n’est que ça, fit Adalbert imperturbable, il y a un pistolet chargé jusqu’à la gueule dans la boîte à gants ! Je n’ai pas oublié vos talents de société !
Elle s’en empara avec l’assurance d’un vieux troupier, vérifia qu’il était bien en ordre de marche, le posa sur la banquette et se sentit plus sereine, mais toutes ces précautions se révélèrent inutiles et ce fut en toute tranquillité que l’on réintégra la rue Alfred-de-Vigny et les beaux arbres du parc Monceau…
Deuxième partie
La tempête
4
Une convalescence mouvementée
Retrouver chez Tante Amélie la chambre jaune qui était la sienne quand il venait à Paris apporta presque autant de réconfort à Aldo que s’il rentrait chez lui. Il en aimait le décor sobre, élégant et nettement masculin, les deux fenêtres ouvrant directement sur le parc Monceau et, surtout en cette saison, la cheminée flamboyante d’où s’élevait la sylvestre odeur du feu de bois : toutes délices inconnues dans les blancheurs polaires d’un hôpital. En outre, ce n’était pas la première convalescence qu’il y vivait.
Après la captivité inhumaine que lui avait fait subir un demi-fou féroce et où il avait vu la mort de près, c’était là qu’il avait retrouvé le goût de vivre, la santé et l’envie de se battre pour Lisa (3). Celle-ci, en effet, arguant d’un mot prononcé sous l’empire de la fièvre, était partie en claquant la porte et en jurant de ne jamais revenir ! Somme toute l’histoire recommençait à cette différence que la première fois il n’était pas coupable et que la seconde il l’était indubitablement ! Le pire étant que, non seulement il n’en voulait pas à Pauline du langoureux piège qu’elle lui avait tendu, mais que dans le silence de ses nuits solitaires il trouvait un réconfort dans l’évocation des instants les plus brûlants passés dans ses bras… Arriverait-il jamais à les oublier ? Difficile à prévoir ! Plus difficile encore à croire.
Cependant la vie quotidienne dans l’hôtel de Sommières subissait quelques modifications dues à la présence nocturne de deux vigoureux policiers commis par le commissaire Langlois à la protection de la maison et de ses occupants… Ainsi en avait-il décidé jusqu’à ce que Morosini soit tout à fait remis. De jour, c’était Adalbert et Plan-Crépin qui montaient plus ou moins la garde intérieure mais le crépuscule voyait arriver régulièrement les hommes du Quai des Orfèvres. L’un campait sur un canapé dans le jardin d’hiver afin de surveiller l’arrière de la maison qu’une simple barrière séparait du grand parc, l’autre dans la galerie du premier étage avait l’œil sur les chambres, celle d’Aldo de préférence. On s’aperçut bientôt qu’ils étaient six se relayant toutes les vingt-quatre heures, tous faisant preuve d’une égale bonne humeur car c’était toujours avec un sourire radieux qu’on les voyait débarquer. Ils semblaient incroyablement heureux d’assumer ce travail quelque peu monotone. Même ceux qui étaient mariés.
Cette joie de vivre inattendue intrigua Mme de Sommières qui, un jour où Langlois était venu voir si tout allait bien, lui demanda :
— Les deux premières nuits nous avons eu Dupin et Dubois mais ensuite ils ne sont plus venus que tous les trois soirs. Pourquoi ?
Il éclata de rire :
— Ah, vous avez remarqué ? Initialement j’avais prévu de confier cette garde à eux seuls mais ce qu’ils ont raconté au bureau m’a valu une espèce de révolution de palais.
— Mais… pourquoi ?
— Parce qu’ils sont trop bien traités ! Si je n’y avais mis le holà la brigade entière défilait ici afin de goûter au moins une fois à la cuisine de votre Eulalie accompagnée des vins de votre cave, sans compter les cafés, grogs ou autres vins chauds tenus à leur disposition ! C’est le palais de Dame Tartine chez vous, marquise, et on va avoir du mal à les en extirper quand Morosini sera entièrement remis à neuf… ou quand nous tiendrons enfin la bande Torelli-Borgia !
— Rien de nouveau de ce côté-là ?
— Pas grand-chose ! Je rencontre les plus grandes difficultés à obtenir des autorités fédérales le droit d’enquêter en Suisse. Ils sont relativement coulants tant qu’il s’agit d’étrangers mais en ce qui concerne les citoyens helvétiques, c’est toute une affaire.