La collection Kledermann
— Allons donc ! Qu’avez-vous à vous reprocher d’autre qu’un mouvement d’amour plus fort que vous et auquel on a répondu… avec un certain enthousiasme, il me semble ? Pour tout le reste de ce désastre, vous n’y êtes vraiment pour rien. Ce n’est pas vous qui avez coulé le Titanic, assassiné la marquise d’Anguisola, votre tante, ni dirigé la joyeuse collection de crapules qui nous est tombée dessus… À ce train-là, j’ai quelques reproches à me faire moi aussi !
— C’est tout de même moi qui, en venant en France, ai fait la connaissance de ce Fanchetti… Je ne sais plus très bien comment l’appeler maintenant. Catannei, Borgia ou le diable sait quoi !
— Là est votre erreur. Je suis persuadé qu’il s’est donné un mal de chien pour entrer dans le cercle de vos amis…
— Mais c’est peut-être lui qui a tiré sur Aldo. J’en jurerais presque.
— Et vous auriez tort ! La bande était déjà loin sans doute à ce moment-là.
— Qui alors ?
— Je ne sais pas… mais il faudra bien que je l’apprenne un jour…
— Une chose est certaine, en tout cas : j’ai brisé son couple. Irrémédiablement !
— Qu’en savez-vous ?
— Si vous aviez vu sa femme quand elle a apporté la rançon… notre rançon à tous les deux et que j’ai refusé qu’elle paie pour moi, elle a eu pour Aldo et moi un regard lourd de mépris et elle m’a dit : « Vous m’avez déjà volé mon mari, alors quelques dollars de plus ou de moins… » J’ai cru mourir de honte !
Les larmes coulaient de nouveau sur son visage mais elle avait parlé bas de façon à n’être entendue que du seul Adalbert. Les deux autres d’ailleurs somnolaient plus ou moins.
— Cessez de vous torturer, Pauline ! Cela ne sert à rien et vos torts sont sûrement moins grands que vous ne le redoutez. Lisa est une femme assez imprévisible même pour moi qui croyais pourtant bien la connaître…
— Vous pensez qu’elle aurait dû être ici à ma place ?
— D’abord, oui ! Mais, dès que nous avons été hors du château, elle est partie droit devant elle ! Pour ce que j’ai pu en apercevoir quelqu’un l’attendait… avec une voiture…
— Mais c’est impossible, voyons ! Elle a été amenée au château comme nous-mêmes sans savoir où elle allait et dûment encadrée ! Ce qui laisserait supposer que ce quelqu’un a réussi à la suivre en dépit des menaces ?
— Je vous dis ce que j’ai vu et j’imagine que son père, le banquier Kledermann, était parvenu à prendre quelques précautions pour qu’elle soit surveillée…
— Donc elle ignore qu’on lui a tiré dessus ?
— On peut le croire…
On pouvait, en effet, mais au fond rien n’était moins sûr étant donné ce qu’Adalbert avait vu et qu’il était bien décidé à garder pour lui jusqu’à nouvel ordre. Lisa était partie en courant vers la lisière du bois où attendait une voiture. Aldo l’avait suivie et lui-même suivait son ami. L’un comme l’autre à une certaine distance. Cela ne l’avait pas empêché de voir Lisa se précipiter au cou de l’homme à la voiture qui avait démarré aussitôt. Il avait alors entendu Aldo crier « Lisa ! » et le coup de feu avait suivi, à peu près de l’endroit où stationnait la voiture un instant plus tôt… Puis plus rien ! Adalbert aurait voulu courir à la poursuite de l’assassin mais il y avait Aldo gisant dans son sang et il avait appelé à l’aide…
Il se retint de confier cela à Pauline parce qu’il n’était certain de rien sinon d’avoir vu Lisa rejoindre cet inconnu et disparaître avec lui. La présence du meurtrier à ce même endroit pouvait être un simple effet du hasard et il ignorait tout des résultats des investigations de la gendarmerie : la priorité absolue c’était Aldo peut-être en train de mourir… Grâce à Dieu et au commissaire Desjardins, de Chinon, ils étaient intervenus à une vitesse record. Aussi Adalbert avait-il remis à plus tard d’éclaircir un mystère qu’il ne pouvait s’empêcher de juger monstrueux. Tout en lui se révoltait à la pensée que Lisa pût avoir un amant, même s’il lui était arrivé de se dire qu’Aldo ne l’aurait pas volé, mais que cet homme eût décidé de tuer son rival et qu’elle en soit complice, non, cent fois non, mille fois non ! Elle avait l’âme trop haute pour cela en dehors du fait que le couple avait trois bambins qu’elle adorait. Au point d’agacer parfois son mari lui reprochant d’être mère plus qu’épouse ! Une telle femme ne pratiquait pas les aventures extraconjugales ! Alors ?… Alors il fallait mettre de côté tout ce fatras ! Il y avait une priorité autrement plus exigeante…
Et Adalbert finit par fermer les yeux…
Trois heures s’écoulèrent avant que la porte ne s’ouvrît devant le chirurgien revêtu de sa blouse blanche dont il avait retroussé les manches au-dessus des coudes, son bonnet toujours sur la tête. C’était un homme de taille moyenne qui semblait incroyablement jeune, dont les traits réguliers eussent pu paraître sévères sans le pli un rien moqueur relevant un coin de sa bouche. Mais le regard d’Adalbert s’était porté en premier sur ses mains qu’il achevait de sécher : des mains fines et nerveuses aux doigts courts mais fuselés qui devaient être d’une grande habileté.
Tous s’étaient levés à son entrée mais les gorges étaient trop serrées pour libérer une question. Alors il leur sourit :
— Je pense que vous pouvez reprendre espoir. Sauf complications, il devrait s’en tirer mais il a eu une chance incroyable due sans doute à un mouvement involontaire de la tête.
— Il courait quand il a été atteint, expliqua Adalbert.
— C’est peut-être ce qui lui a sauvé la vie. La balle que nous avons extraite n’a pas touché le cerveau mais il s’en est fallu d’un cheveu, à un demi-centimètre près il était tué net ! Vous allez pouvoir prendre quelque repos… et moi aussi… Eh là ! Doucement ! Il vaudrait mieux vous occuper de cette belle dame !
Un même élan avait jeté les trois hommes vers lui. Pauline quant à elle avait choisi de s’évanouir.
— Je m’en occupe, calma l’infirmière en chef qui suivait M. Lhermitte.
— Et il n’aura pas de séquelles ? s’enquit Adalbert.
— Vous voulez savoir si son intelligence est intacte ou une quelconque de ses facultés ? N’oubliez pas que j’ai dit : sauf complications. J’espère sincèrement que non mais on ne peut jurer de rien.
— Il est réveillé ? demanda le professeur.
— Pas encore et, si vous le permettez, je vais voir ce qu’il en est. Revenez cet après-midi ! Ou plutôt téléphonez. Je ne pense pas que je pourrai vous autoriser à le voir ! Cette dame est sa femme peut-être ? ajouta-t-il en désignant Pauline que l’infirmière venait de ranimer.
— Non. Sa cousine. Elle était comme lui captive au château.
— Elle a besoin de repos elle aussi !
— Nous allons nous installer à l’hôtel pour attendre les nouvelles, dit Adalbert. Le professeur de Combeau-Roquelaure nous offrait l’hospitalité mais Chinon dans les circonstances présentes est un peu loin. En outre, il nous faut prévenir sa famille…
— Dans ce cas, Mme Vernon va vous faire sortir par-derrière pour vous éviter la foule.
— Et surtout les journalistes, fit l’infirmière en chef. Il paraît que tous ceux de la ville sont déjà là. Et il va en venir d’autres…
— On leur communiquera une annonce tout à l’heure ! À bientôt, messieurs, et vous aussi madame ! Et soyez tranquilles, nous ferons en sorte de protéger le repos de notre patient ! ajouta le chirurgien. La police y veillera de près !
Quelques instants plus tard, ils rejoignaient la voiture d’Adalbert que le professeur avait récupérée et effectuaient à l’hôtel – d’ailleurs prévenu ! – une entrée discrète par le garage. Trois chambres étaient prêtes et Pauline, visiblement à bout de nerfs et de forces, trouva le lit dont elle avait tant besoin et les soins d’une gentille femme de chambre.
Beaucoup plus frais qu’elle parce que n’ayant pas eu à subir le cauchemar de la dernière nuit à la Croix-Haute après des semaines de captivité, Adalbert, Wishbone et le professeur se firent servir un petit déjeuner copieux dans une petite salle tranquille de l’hôtel mais, avant de passer à table, Adalbert voulut téléphoner à Paris chez Mme de Sommières :