La collection Kledermann
— Merci, mais il est préférable que ce soit moi ! Allons, vous autres ! J’irai dans un moment !
— Je suis désolé, murmura Guy un peu désorienté par ce petit drame ménager. J’aurais dû attendre le café…
— Non ! Après tout ce n’est pas plus mal, reprit Mme de Sommières. Nous allons pouvoir échanger nos points de vue et je vais commencer la première : j’ai peine à croire que Lisa ait pris cette décision seule et en plein libre arbitre… La femme que nous avons vue à Zurich, Plan-Crépin et moi, ne ressemblait guère à celle que nous connaissons et aimons.
— C’est vrai, renchérit celle-ci. Elle faisait penser à un zombie ! Et même en tenant compte de ce qu’elle venait d’endurer et endurait encore, notre Lisa à nous est à l’opposé de la cliente du docteur Morgenthal.
— Sans doute, mais elle n’est plus là-bas et je trouve incroyable qu’elle ait pu prendre cette effarante décision dans la demeure de sa grand-mère et auprès de ses enfants ! C’est… c’est monstrueux !
— Il y a peut-être une explication, fit Adalbert soudain songeur. En nous annonçant que Lisa était rentrée à Vienne, Guy a mentionné une infirmière de ladite clinique venue avec elle et chargée de veiller au suivi du traitement qu’on lui a prescrit. Cela me paraît excessif ! Elle ne rentrait pas seule dans une maison vide mais dans un palais peuplé de serviteurs qui l’ont vue grandir, auprès d’une grand-mère aimante et attentive avec tous les médecins de Vienne à portée de la main, sans oublier l’escouade qui s’occupe des gamins ! Et elle aurait besoin d’une étrangère pour « veiller à son traitement » ? Allons donc !… Et j’aurais assez tendance à ajouter : « Foutaises ! »
— À quoi pensez-vous ? murmura M. Buteau. Cette femme serait chargée de lui administrer une drogue ?
— Et pourquoi pas dès l’instant où nous avons affaire à une résurgence des Borgia ? Si le cousin Gaspard est copain avec « César », pourquoi les deux ne le seraient-ils pas avec ce docteur Morgenthal, neurologue pour ne pas dire psychiatre de son état ? Il me semble que ça se tient, non ? Donnez-moi cet objet, poursuivit-il à l’adresse de Cyprien qui revenait portant un plateau chargé. Je vais essayer de remettre les idées d’Aldo dans le bon sens !
Mme de Sommières tira son mouchoir et fit semblant de se moucher peut-être afin d’essuyer une larme indiscrète :
— Tâchez au moins d’obtenir qu’il reste tranquille encore quelque temps ! Songez que sa convalescence est loin d’être achevée !
— Ça c’est une autre histoire ! Vous le connaissez : si le sol commence à lui brûler les chaussures, personne n’y pourra rien. Tout ce que je peux vous promettre c’est de ne pas le lâcher d’une semelle…
Assis dans un fauteuil au coin de la fenêtre, les coudes aux genoux et une cigarette qui se fumait toute seule au bout de ses doigts, Aldo regardait le parc sans le voir. Il n’entendit pas davantage les deux coups brefs frappés par Adalbert qui, de son côté, entra sans plus attendre. Des larmes silencieuses glissaient le long de ses joues…
— Il faut manger sinon tu ne tiendras pas le coup ! dit Adalbert en posant le plateau sur une petite table.
— Qu’est-ce que ça peut bien faire maintenant ? Ma vie est foutue !
Sans s’émouvoir, l’arrivant versa du vin dans un verre :
— Ça, ça ne te ressemble vraiment pas ! Ce n’est pas le moment de baisser les bras, tiens, bois ! Tu verras plus clair après ! Et on ne discute pas !
Aldo haussa les épaules mais prit le verre, le vida d’un trait et le rendit.
— Voilà ! Tu es content ?
— Pas tout à fait. C’est mauvais de boire l’estomac vide. Goûte à ce pâté de Houdan ! Eulalie a failli rendre son tablier à cause de toi… Alors un peu de bonne volonté ! ajouta-t-il en remplissant le verre à moitié après avoir coupé quelques morceaux dans une assiette qu’il lui tendait.
— Qu’est-ce que tu peux être casse-pieds quand tu t’y mets !
— Quand tu t’y mets tu es beaucoup plus performant que moi ! Allez ! Encore un petit effort ! Après on causera.
— De quoi ?
— Tu verras bien ! Avale… sinon j’appelle Plan-Crépin et on te gave comme un canard !
— J’aimerais voir ça…
Mais il s’exécuta sous l’œil soulagé d’Adalbert qui le servait assis au bord du lit sans oublier de se réconforter lui-même au moyen d’un ou deux verres de volnay. Finalement, Aldo repoussa la table, alluma une cigarette et se renfonça dans son fauteuil :
— Voilà ! Causons puisque tu y tiens !
— Évidemment que j’y tiens ! Si tu étais resté un peu plus longtemps en notre compagnie, tu aurais entendu ce qu’ont dit Tante Amélie… et Plan-Crépin au sujet de la visite qu’elles ont faite à Lisa chez le docteur Morgenthal. Elles assurent – et je me range entièrement à leurs côtés – que la femme qu’elles ont vue et entendue n’était absolument plus celle que nous connaissons tous. Marie-Angéline est allée jusqu’à prononcer le mot de « zombie »…
— Elle n’en est pas à une exagération près !
— Peut-être, mais trouves-tu normal que ta femme rejoignant à Vienne sa grand-mère et ses enfants ait besoin d’être escortée par une espèce d’infirmière chargée de veiller au suivi de son traitement ? Comme s’il n’y avait pas assez de monde au palais Adlerstein ou à Rudolfskrone ?
Avec satisfaction, il observa qu’une lueur d’intérêt venait de s’allumer dans l’œil assombri de son ami. Qui émit, soucieux :
— En parlant de ce traitement tu penses à quoi ? Une drogue ?
— Nous y pensons tous ! Que ta femme se mette à te haïr au point de vouloir divorcer, arguer pour cela de sa double nationalité et annoncer même son intention de devenir huguenote alors que nous savons tous qu’elle est à présent sous la coupe de son cousin Gaspard, lequel Gaspard est acoquiné avec une résurgence des Borgia particulièrement teigneuse, relève du délire le plus absolu ! Et cela sous l’œil bienveillant de papa Kledermann et de la vieille comtesse Valérie ? Dans quel but ? Ne plus porter le même nom que ses enfants et risquer de se les faire enlever ?… Parce que je ne vois pas un juge, suisse ou pas, confier des petits à une mère à ce point déjantée ! Voilà ! À présent tu as la parole ! conclut-il en s’adjugeant un troisième verre de volnay.
Aldo ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait au point d’en oublier le mince rouleau de tabac dont le mégot incandescent lui brûla les doigts et le ramena à la réalité :
— Tu pourrais avoir raison.
— Bien sûr que j’ai raison ! C’est l’évidence ! Alors maintenant qu’est-ce qu’on fait ?
— À ton avis ?
— La première chose est d’interroger Kledermann, mais encore faut-il arriver à mettre la main dessus ! Son secrétaire ne cesse de répondre qu’il prolonge son séjour en Angleterre…
— Ça ne lui ressemble pas beaucoup. Il faudrait demander à Warren de le faire surveiller et peut-être de le faire suivre discrètement quand il se décidera à rentrer. Ce séjour qui n’en finit pas m’inquiète. Une aussi longue absence jointe à la grande hâte de Lisa de se débarrasser de moi par voie légale après que l’on m’eut raté…
— Ah, tu commences à comprendre ? Grindel a entrepris de laver le cerveau de Lisa afin qu’elle se sépare de toi légalement puisque la balle dont on t’a gratifié a manqué son but – ce qui ne signifie pas que l’on ne remettra pas ça. Dès lors il tombera un gros pépin sur ton beau-père dont la fortune reviendra à sa fille que Grindel convaincra de l’épouser. Naturellement César-Ottavio aura sa part du gâteau…
— … qui pourrait fort être un morceau de la collection Kledermann. Il a l’air d’adorer les bijoux ce salopard ! Et pourquoi pas la totalité ? Quelle aubaine ce serait ! Seulement là, les deux associés…
— Pourquoi pas les trois ? La divine Lucrezia ne devrait pas rester inactive si je m’en réfère à mes souvenirs.
— Les trois si tu y tiens ! Quoi qu’il en soit, il y a un détail qu’ils ignorent sûrement, c’est le contenu du testament de Moritz !