La collection Kledermann
— Et il l’a conduite tout droit chez ce bon docteur Morgenthal ? coupa Aldo avec une ironie amère…
— Non. La perte de l’enfant a eu lieu en arrivant chez son père. C’était fini quand elle a été transportée là-bas au moment où ses nerfs ont lâché afin qu’elle reçoive les soins nécessaires et surtout un repos qu’elle n’aurait pas trouvé ailleurs…
— Ça, pour du repos, c’était du repos ! ricana Plan-Crépin. Le silence absolu ! Presque celui du tombeau !… Il vous a parlé de notre visite ?
— Oui ! Pour la regretter. Selon lui elle a été des plus néfastes…
— Ben voyons !… commenta Plan-Crépin.
La canne de Mme de Sommières frappa le sol avec énergie :
— Il suffit ! Le commissaire est déjà bien assez bon de nous raconter tout cela ! Rien ne l’y oblige !
— Si, chère madame ! La plus élémentaire prudence ! Si je ne leur répète pas les propos de Grindel, ces deux lascars sont capables d’aller le mettre à la question et de lui appliquer un traitement de leur façon !… Où en étais-je ?
— … elle a été des plus néfastes, souffla Adalbert.
— Merci ! C’est donc de ce séjour que l’on a décidé que la présence des enfants serait le meilleur remède et que la princesse est partie pour Vienne.
— Qui ça « on » ? demanda Aldo. Gaspard bien sûr ?
— Pas uniquement. Il aurait téléphoné à son oncle pour lui demander son avis et c’est en plein accord avec lui que le départ a été décidé. Tout est donc rentré dans l’ordre, momentanément tout au moins, et l’on verra ce qu’il convient de faire dès que M. Kledermann sera de retour. Notre entretien s’est terminé là-dessus et, afin de vous épargner une question supplémentaire, mademoiselle du Plan-Crépin, j’ajouterai que je n’ai pas soufflé mot de ce que vous avez vu au bar de l’hôtel. Plus notre homme se sentira à l’aise et plus nous aurons de chances de l’amener à la faute… et cette fois je m’en vais !
— Un dernier mot ! pria Aldo. La disparition de mon beau-père a-t-elle été rendue publique ?
— En Angleterre, pas que je sache ! Warren, d’accord avec lord Astor, veut garder les coudées franches sans être envahi par une meute de journalistes et il n’a pas besoin de me prier d’attendre son feu vert !
Puis, craignant sans doute « une dernière question », il se hâta de saluer et de disparaître dans l’enfilade des salons. Aldo vint s’asseoir auprès de Guy Buteau qui semblait accablé :
— Quelle histoire ! murmurait ce dernier. Mon Dieu, quelle affreuse affaire. Qu’avons-nous fait au ciel qu’il nous tombe un coup pareil ?
— Il faut vous adresser à Plan-Crépin, dit Mme de Sommières. Le ciel c’est sa spécialité…
Mais l’intéressée n’entendit pas. Sourcils froncés, elle réfléchissait si profondément qu’Adalbert lui demanda à quoi.
— Je pensais au 10, avenue de Messine ! répondit-elle. J’ai l’impression que j’y connais quelqu’un.
— Moi aussi, renchérit Mme de Sommières avec un petit rire : lady Liassoura, une riche Cinghalaise dont le défunt mari a été anobli par Édouard VII. Cela m’étonnerait beaucoup que son personnel fréquente la messe de six heures à Saint-Augustin !
— Zut !… Et nous ne la fréquentons pas ? J’aimerais tellement pouvoir aller exercer mes talents d’investigatrice dans cette maison !
— C’est pourtant simple ! Reprenez du service dans l’Armée du Salut ! Vous aviez fait merveille parée de l’uniforme et cela vous permettrait d’entrer partout (4) !
Marie-Angéline parut soudain touchée par la grâce :
— Mais c’est que nous avons là une merveilleuse idée !
— N’oubliez pas qu’il y a tout de même un léger obstacle ! Ils sont protestants… pas vous !
— Aucune importance ! Il n’est pas question que je m’enrôle pour chanter dans les carrefours en agitant la cloche ! Le principal c’est d’avoir l’uniforme ! L’œuvre n’y perdra rien puisque je lui ferai parvenir la totalité de ce que je récolterai ! Je vais m’en occuper sur-le-champ !
Et transportée par la pensée d’endosser un nouveau personnage elle s’envola littéralement vers les hauteurs de la maison en fredonnant « Amazing Grace », un cantique anglican…
— Elle s’y voit déjà ! commenta Mme de Sommières amusée. Qu’en pensez-vous, Adalbert ?
— Que c’est une sacrée bonne idée ! D’autant qu’elle a déjà fait ses preuves sous le « cabriolet de paille noire ». Et, en plus, c’est autant dire international ! Je me demande même si je ne devrais pas essayer, moi aussi, de me procurer un uniforme !
Guy toussota puis demanda timidement la permission de se retirer. Le voyage avec sur le cœur la nouvelle catastrophique l’avait vraiment fatigué.
— Mon pauvre ami ! compatit Aldo en lui prenant le bras pour l’accompagner jusqu’à l’escalier. Vous devriez savoir depuis le temps que cette famille a toujours cultivé un grain de folie ! Avouez cependant que c’est assez réconfortant ?
— Oh, certes, et j’en suis heureux, mais je redoute de vous voir vous lancer dans une aventure dangereuse alors que votre convalescence est loin d’être achevée !
— Allons ! Cessez de vous tourmenter pour moi ! Je suis solide ! Mon chirurgien lui-même en est convenu. De toute façon, je n’accepterai jamais le rôle de spectateur tandis que tous se démènent autour de moi ! Et vous le savez !
— Hum…
— Si ça peut vous rassurer, je vous promets de faire attention ! Accordez-vous une bonne sieste ! Ensuite nous parlerons affaires ! De ce côté-là tout marche ?
— On peut le dire, oui ! Le jeune Pisani est réellement une excellente recrue. Donnons-lui deux ou trois ans et il pourra, je crois, me remplacer !
Aldo plissa le nez. Pas un seul instant il n’imaginerait le palais aux merveilles sans la présence de Guy :
— Non, dit-il fermement. Personne ne pourrait vous remplacer !… Et je n’aborderai plus le sujet ! Alors mettez ça une bonne fois dans votre crâne de Bourguignon… et reposez-vous ! Vous l’avez mérité !
Le paquet arriva vers la fin de l’après-midi, apporté en express par un facteur. Adressé au « Prince Morosini », il avait les dimensions d’une boîte à chaussures. L’expéditeur en était un certain Auguste Dubois, domicilié au 2, rue de l’Arbre-Sec et il avait été déposé à la grande poste centrale de la rue du Louvre…
Quand Cyprien l’apporta, Aldo disputait une partie d’échecs avec Adalbert et ce fut celui-ci qui s’en empara.
— Eh là ! protesta le destinataire. Tu fais main basse sur mon courrier maintenant ?
— Oh oui ! Surtout s’il est aussi suspect que ce truc ! Je parie qu’il n’y a jamais eu de Dubois à l’adresse indiquée…
— Qu’est-ce que tu crains ? Une bombe ?
— Pourquoi pas ? Et tais-toi un peu, s’il te plaît ! Il me semble entendre une sorte de tic-tac… et il vaut mieux être prudent, ajouta-t-il en allant ouvrir une fenêtre donnant sur le jardin où il propulsa l’envoi suspect !
— Bouche-toi les oreilles ! intima-t-il en obturant les siennes.
Mais rien ne vint… sinon Marie-Angéline qui rentrait de Saint-Augustin :
— Qu’est-ce qui vous prend de faire des courants d’air ? On se croirait en hiver ce soir et je n’aurais jamais imaginé que le jeu paisible des échecs pût donner aussi chaud !
— Pour l’instant on joue à pigeon vole nouvelle version, fit Aldo. Adalbert s’amuse à jeter mon courrier par la fenêtre ! Il prétend qu’il y a une machine infernale dedans…
— Veillez donc sur les gens ! Je me tue à te dire qu’il contient un mouvement d’horlogerie !
— En tout cas ça n’a pas éclaté !
— Reste tranquille, je vais voir de près !
Passant carrément par la fenêtre, Adalbert sauta dans le jardin où il s’approcha prudemment de son objectif.
— On aurait dû le munir d’un couvercle de lessiveuse en guise de bouclier ! observa Plan-Crépin.
— … et chercher un appareil photo pour immortaliser la scène ? proposa Aldo, ce qui lui valut un coup d’œil stupéfait :
— On dirait que ça va mieux ! Si vous pouvez plaisanter…