La collection Kledermann
— C’est la « Chanson de Solveig », de Grieg ! Du norvégien ! Une chanson d’amour nostalgique, certes, mais non désespérée ! Écoutez ça. La voix devient rauque comme si elle allait se briser…
Elle se brisa d’ailleurs presque aussitôt sur une toux suivie d’un cri de rage qui s’acheva en sanglots puis ce fut le silence. Peu après la lumière s’éteignit mais la fenêtre resta ouverte encore quelques minutes. Jusqu’à ce que l’on vienne la refermer…
Les deux hommes demeurèrent un moment sans parler, regardant la grande demeure où ils ne voyaient plus rien d’éclairé, mais comme ils ne la surveillaient pas de face mais en biais, il était possible qu’il y eût de la lumière aux fenêtres les plus éloignées sans qu’ils puissent s’en rendre compte si les rideaux étaient tirés.
Cornélius ôta sa pipe de sa bouche :
— J’aimerais savoir ce qui se passe dans cette baraque ! fit-il entre ses dents.
— Nous venons seulement d’arriver ! Mais comme nous sommes là pour ça, il faut prendre patience, mon ami ! Dans l’immédiat, c’est Boleslas que je vais expédier à la chasse aux renseignements. Il y a un marché demain, en bas. Il ira faire connaissance et il m’étonnerait fort qu’il ne nous rapporte pas un commérage !
— Vous croyez ? Pardonnez-moi mais il a l’air légèrement… empaillé !
— Il n’en a que l’air. En fait, il est très futé…
— Futé ?
— Habile… astucieux ! En plus la langue ne lui pose aucun problème. Comme tous les Slaves il doit en pratiquer cinq ou six… facilement ! Enfin il joue les imbéciles comme personne ! Sur ce, venez boire un verre et allons nous coucher. Un : je ne pense pas qu’une veille s’impose cette nuit. Et deux : on l’a bien mérité !
Le professeur feignait la décontraction pour dissimuler la vague inquiétude qui lui venait. Il n’ignorait rien de ce qu’avaient été les relations entre son nouvel ami et la cantatrice meurtrière. Se pourrait-il qu’il subsistât dans le cœur ingénu une ultime braise mal éteinte et capable de renaître ?… Il allait falloir veiller au grain ! Et peut-être prévenir son cousin et son ancien élève tant qu’ils étaient encore dans le pays !
Mais le lendemain matin, un messager du Splendide Royal Hôtel, apporta une lettre adressée à « Mrs. Albina Santini », annonçant que l’on était rappelés à Paris d’urgence… En attendant que Langlois envoie un ou deux sbires, Hubert se promit de surveiller discrètement son associé !
Il était près de neuf heures du soir, ce même jour, quand la voiture d’Adalbert franchit le portail de l’hôtel de Sommières… À l’exception d’un arrêt assez bref pour déjeuner et trois autres encore plus courts pour prendre de l’essence et remettre de l’eau dans le radiateur, ils arrivaient tout droit de Lugano sans qu’Adalbert eût accepté la proposition d’Aldo de le relayer au volant.
— Tu seras déjà assez fatigué comme ça ! Convalescence oblige !
— Encore !
Aldo se rebiffait. On n’allait tout de même pas le traiter de vieux croûton jusqu’à la fin de ses jours ?
— Là n’est pas la question ! Si nous étions partis dans ma brave Amilcar tu ne me l’aurais pas proposé !
— Parce que dans cet engin diabolique je passe mon temps roulé en boule pour éviter d’être trop secoué et à recommander mon âme à Dieu !
L’arrivée en trombe de Plan-Crépin les interrompit. Visiblement, leur retour l’enchantait.
— Comment vous êtes-vous débrouillés pour revenir si rapidement ?
— Tout le mérite en revient à Monsieur ! grogna Aldo. Il a conduit sans désemparer depuis Lugano et n’a pas consenti à me céder sa place même dix minutes ! En tout cas, vous m’avez l’air de bien belle humeur ? D’après le télégramme – fort succinct ! – de Langlois, on s’attendait à une nouvelle désastreuse, ajouta-t-il en s’extirpant de son siège.
Elle se précipita pour l’aider mais il lui tapa sur les mains :
— Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi ? Sachez tous les deux que j’ai retiré un grand bénéfice de l’air de la montagne ! Alors cessez de me traiter comme si j’étais un « biscuit » de Sèvres et permettez que j’aille embrasser Tante Amélie !
— Tu n’auras pas loin à aller ! fit celle-ci en lui tendant les bras. Heureuse de voir que tu sembles aller beaucoup mieux en effet, constata-t-elle en l’embrassant.
— Vous savez pourquoi Langlois nous a rappelés sans même prendre le temps d’une quelconque formule de politesse ?
— Malheureusement oui… et c’est une catastrophe : on vient de retrouver le corps de ton beau-père !
6
Funérailles…
Le commissaire Langlois regarda l’un après l’autre les quatre regards tournés vers lui :
— Ce n’est pas beau à voir. Le visage a été écrasé comme s’il était passé sous un rouleau compresseur, les mains aux ongles arrachés n’ont plus guère de chair et portent des traces de brûlures mais on ne lui a rien volé bien que sa montre en or, à elle seule, vaille une petite fortune.
— Vous pensez qu’il a été torturé ? émit Aldo d’une voix blanche.
— C’est probable, pour l’obliger à avouer je ne sais trop quoi. En outre, la mer n’a rien arrangé…
— Où l’a-t-on trouvé ?
— Au pied de la falaise de Biville, près de Dieppe…
— C’est assez loin de l’Angleterre, non ? s’étonna Plan-Crépin.
— Vous auriez préféré Calais ? Et pourquoi pas par le ferry ? D’après notre légiste il n’a pas séjourné très longtemps dans l’eau et on a dû l’amener près de la côte avant de le larguer afin d’être sûr qu’il échouera bien là où on l’avait décidé. Et maintenant Morosini, j’ai une question pénible à vous poser et c’est la raison pour laquelle je vous ai rappelés tous les deux : acceptez-vous de venir identifier le corps ? Dans l’état où il est on ne peut pas infliger cette épreuve à sa fille…
— La question ne se pose même pas. J’irai !
— Nous irons, rectifia doucement Adalbert. Dans cette affaire comme dans… quelques autres, vous savez que nous sommes associés !
— Alors demain matin, onze heures à la morgue ! Et maintenant racontez-moi un peu vos aventures et comment vous vous êtes retrouvés à Lugano alors que vous ne deviez faire qu’un aller et retour à Zurich ?
— Ne prenez pas ce ton menaçant ! soupira Aldo. Ce qu’on vous rapporte devrait vous faire plutôt plaisir. Vas-y, Adalbert.
Celui-ci s’exécuta et à mesure que se déroulait le récit, le visage soucieux du policier se détendait pour en arriver jusqu’à rire franchement, accompagné par Mme de Sommières. Seule Marie-Angéline protesta :
— Ne me dites pas que ce vieux fou ose singer notre marquise ? Ce n’est pas tolérable !
— Disons plutôt, calma Aldo lénifiant, qu’il s’est inspiré de sa manière de s’habiller afin de dissimuler ses pieds et ses mains – qui sont belles d’ailleurs ! – tandis que les chapeaux à voilette épaisse estompent un visage qu’il a soigneusement rasé et qu’il maquille légèrement… Avec une perruque blanche, il a une certaine allure !
— Il aura toujours l’air d’une vieille tortue et…
— Ça suffit, Plan-Crépin ! Si le commissaire est d’accord, je ne vois pas pourquoi je ne le serais pas ! Il passe pour une antique Américaine un rien piquée ?
— C’est tout à fait ça !
— Alors applaudissons ! J’ajoute que je donnerais cher pour voir Hubert dans ses falbalas !
Pierre Langlois se leva, s’inclina pour baiser la main de son hôtesse :
— Moi aussi, et si la situation n’était pas aussi dramatique, je serais vraiment content. Il vous reste, messieurs, à me donner un plan situant les deux villas et quelques précisions autour. Vous m’apporterez ça demain ! Je compte envoyer sur les lieux deux de mes hommes qui parlent italien : Sauvageol fera un domestique fort convenable et Durtal, plus bourgeois d’aspect, s’installera dans l’hôtel le plus proche, jouera les touristes et assurera la liaison avec moi. Au besoin, je ferai un saut là-bas…