Le rubis de Jeanne la Folle
– Je vous dois de grands mercis, madame la duchesse. Des mercis plus grands que vous ne voulez bien le dire !
La même petite flamme amusée brilla dans les prunelles sombres de dona Ana.
– Prétendriez-vous, mon cher prince, que ce que je viens d’affirmer n’était pas l’expression même de la vérité ?
Morosini huma l’air ambiant et la brise fraîche venue de la mer qui agitait avec majesté la cime des grands palmiers.
– Il ne fait pas chaud et la robe de Votre Grâce – il employait à dessein le titre anglais réservé aux duchesses parce qu’il trouvait qu’il lui allait bien – est en fort beau tissu, mais plutôt mince… et elle n’a pas encore réclamé de châle.
Cette fois, elle se mit à rire, quitta son siège à son tour et vint prendre le bras d’Aldo :
– Vous pensez que je devrais ? … De toute façon, je n’ai jamais froid ! Mais… je voudrais savoir pourquoi Fuente Salida s’est empressé de prendre le large. Il joue volontiers les gueux bien qu’il se soit pas dans la misère, tant s’en faut ! Alors, pourquoi se jeter dans le train royal ?
– Une crise aiguë de cursilería ?
– J’ai peine à y croire : il approche l’entourage royal autant qu’il le désire. Peut-être, après tout, a-t-il éprouvé du remords de ses affirmations fantaisistes.
– C’est possible, mais s’il a des remords, je le saurai. Demain matin, je pars pour Madrid et ce serait bien le diable si je n’arrive pas à mettre la main sur lui. N’oubliez pas que j’ai besoin de ses connaissances. C’est d’ailleurs l’unique raison pour laquelle je ne lui taperai pas dessus.
– L’auriez-vous fait, sinon ?
– Comment réagirait un Espagnol dans le même cas, à votre avis ?
– Oh, avec violence, je le crains.
– Nous autres Vénitiens sommes aussi sensibles, mais je vous promets d’être des plus aimable.
Ce qu’il n’ajouta pas, c’est qu’une idée bizarre lui venait à l’esprit. Et si par hasard le voleur n’était autre que « don Basile » ?
Ils arrivaient dans le grand patio où attendait le majordome chargé de raccompagner le visiteur à sa voiture. Aldo s’inclina :
– Je suis à jamais votre esclave, dona Ana ! Je saurai, désormais, à quoi ressemble un ange gardien.
– La vérité a parfois bien du mal à se frayer un chemin vers la lumière. C’est un devoir d’état de l’y aider… et puis, pour être tout à fait franche, je me trouverai assez satisfaite d’être privée du portrait si son absence me débarrasse des visites de la Susana. Je… je ne l’apprécie guère !
En arrivant sur la place de l’ancienne Puerta de Jerez au fond de laquelle s’élevait l’Andalucia Palace, Morosini aperçut soudain, sous un vieux chapeau de paille, une souquenille d’un rouge déteint qu’il crut reconnaître et qui avait l’air de tourner en rond. Aussitôt il fit arrêter sa calèche, paya et descendit avec l’idée que le mendiant le guettait peut-être. Il ne se trompait pas : à peine l’eut-il aperçu que Diego Ramirez lui adressa un signe discret l’invitant à le suivre.
L’un derrière l’autre, les deux hommes gagnèrent un vénérable bâtiment dont la façade baroque s’ornait de magnifiques azulejos. C’était l’hospice de la Caridad, fondé au XVI esiècle par la confrérie du même nom pour donner un asile aux miséreux et une sépulture aux suppliciés dont les corps abandonnés pourrissaient jadis à la face du ciel. L’un des bienfaiteurs principaux en avait été ion Miguel de Manara dont la vie dissolue devait servir de modèle à don Juan. Y voir entrer un mendiant n’avait rien d’étonnant, et pas davantage un homme élégant puisque les religieuses en charge de l’hospice recevaient souvent des dons et des visites de la haute société sévillane. Les deux hommes se rendirent dans la chapelle qui fermait tard le soir. Sachant que l’étrange bonhomme était juif, Morosini s’étonna un peu de le voir entrer dans une église, mais Ramirez n’alla pas vers les autels. Il se contenta de se planter, à droite de la grande porte, devant la terrible peinture de Valdès Leal, chef-d’œuvre du réalisme espagnol, dont Murillo prétendait qu’on ne pouvait le regarder qu’en se bouchant le nez. Il représentait un évêque et un chevalier morts, dans leurs cercueils à demi ouverts et envahis par les vers…
– Vous auriez pu trouver autre chose ! murmura Morosini en s’arrêtant auprès de lui.
– Pourquoi donc ? Pour tous mes semblables cette peinture est un réconfort, mais c’est d’un autre tableau que je veux vous parler.
– Celui qui a été volé à la Casa de Pilatos. Je suis au courant. On m’a même accusé du vol.
– C’était une grave erreur. Je sais qui l’a pris. Aldo considéra son voisin avec une surprise qui touchait à l’admiration.
– Comment pouvez-vous savoir cela ?
– Nous autres les mendiants sommes partout, autour des églises, de la plaza de Toros les jours de corrida, près des maisons riches quand on y donne une fête. Il m’a suffi de chercher, d’interroger…
– Et alors ?
– C’était vers deux heures du matin. La fête n’était pas finie, mais la Reine se retirait : les invités et la maisonnée se pressaient autour d’elle mais les mendiants, eux, se tenaient plutôt dans la rue derrière le mur du Petit Jardin où deux ou trois domestiques leur faisaient passer de la nourriture : il y en a toujours à foison quand on reçoit à la Casa de Pilatos et ils espèrent obtenir d’autres services en échange. Or, cette nuit-là, d’après Gomez, le mendiant de San Esteban qui est l’église voisine, il y a eu un paquet pas comme les autres : pas très grand mais rectangulaire et plutôt plat. Intrigué, Gomez a suivi l’homme qui le recevait. Celui-là n’a pas attendu le partage : il s’est sauvé comme si le diable était à ses trousses.
– Et où est-il allé ?
– Dans une vieille maison noble près de la plaza de la Encarnacion. Elle appartient à un vieux hibou un peu gâteux dont le frère a été chambellan chez la Reine mère…
– Il ne s’appellerait pas Fuente Salida, le chambellan ?
– Je crois que c’est ça…
– Il avait donc la meilleure des raisons de diriger les recherches de la police de mon côté : c’est lui qui a fait voler le tableau et je suppose qu’à l’heure actuelle le portrait roule avec lui dans le train royal et direction de Madrid. Vous venez de me rendre un service inappréciable…
– Oh, il y a toujours un prix à quelque chose ! fit le mendiant avec modestie…
Morosini saisit l’allusion, tira quelques billets de son portefeuille et les fourra dans une main qui n’était pas bien loin.
– Encore un mot : pourquoi avez-vous entrepris ces recherches ? A cause de moi ?
Diego Ramirez devint tout à coup extrêmement grave :
– Un peu sans doute mais surtout parce que, dans la nuit qui a suivi notre rendez-vous, j’ai entendu pleurer Catalina.
– Dites-lui d’être patiente ! Je retrouverai le rubis et il retournera aux enfants d’Israël. Ce jour-là je reviendrai. Dieu vous garde, Diego Ramirez !
– Dieu vous garde, señor principe !
Ce fut une fois dehors que Morosini se demanda comment le mendiant pouvait connaître son titre, mais il ne s’y attarda pas : comme Simon Aronov lui-même, ce diable d’homme semblait posséder un service de renseignements fonctionnant à merveille…
CHAPITRE 3 LA NUIT DE TORDESILLAS
À Madrid, comme à Paris ou à Londres, Aldo Morosini ne connaissait qu’un hôtel : le Ritz. Il avait adopté ces palaces fondés par un Suisse génial dont il appréciait le style, l’élégance, la cuisine, la cave et un certain art de vivre qui, teinté différemment selon la ville, n’en établissait pas moins un lien certain entre les trois établissements et permettait au voyageur, même très difficile, de s’y sentir toujours chez lui.
Cette fois, cependant, il n’y resta que vingt-quatre heures : juste le temps d’obtenir du portier l’adresse du palais de la reine Marie-Christine, ex-archiduchesse d’Autriche, de s’y rendre pour s’enquérir du marquis de Fuente Salida et d’apprendre que celui-ci n’avait fait que toucher terre dans la résidence royale où l’attendait un télégramme l’appelant à Tordesillas. Son épouse était souffrante.