Au temps du fleuve Amour
J'étais sauvé.
En somme, lors de cette première séance, nous avons peu compris l'univers Belmondo. Je ne crois pas que tous les imbroglios de cette parodie cocasse de films d'espionnage nous aient été accessibles. Ni le va-et-vient permanent entre le héros, auteur de romans d'aventures, et son double, l'invincible agent secret grâce auquel le romancier sublimait les misères et les échecs de son existence personnelle.
Non, nous n'avons pas saisi ce jeu pourtant évident. Mais nous avons perçu l'essentiel: la surprenante liberté de ce monde multiple où les gens semblaient échapper aux lois implacables qui régissaient notre vie à nous – de la plus humble cantine d'ouvriers jusqu'à la salle impériale du Kremlin, en passant par les silhouettes des miradors figés au-dessus du camp.
Bien sûr, ces gens extraordinaires avaient aussi leurs peines et leurs limites. Mais les peines n'étaient pas irrémédiables et les limites provoquaient leur audace. Toute leur vie devenait un joyeux dépassement de soi. Les muscles se tendaient et rompaient les chaînes, le regard d'acier repoussait l'agresseur, les balles avaient toujours un instant de retard en clouant au sol l'ombre de ces êtres bondissants.
Et Belmondo-romancier poussait cette liberté combative à son sommet symbolique: la voiture de l'agent secret manquait un virage, tombait du haut d'une falaise, mais l'imagination débridée la repêchait tout de suite en faisant marche arrière. Même le tournant mortel n'avait pas, dans cet univers, de signification définitive!
D'habitude, la foule de spectateurs se dispersait vite après la séance du soir. On était pressé de plonger dans une ruelle noire, de rentrer, de se mettre au lit.
Cette fois, tout était différent. Les gens sortaient lentement, d'un pas somnambulique, un sourire lointain aux lèvres. Se déversant sur un petit terrain vague derrière le cinéma, ils passèrent un moment à piétiner sur place, aveuglés, assourdis. Enivrés. Leurs sourires se rencontraient. Les inconnus formaient des couples et des cercles inhabituels, éphémères, comme dans une danse très lente, agréablement désordonnée. Et les étoiles sur le ciel radouci paraissaient plus grandes, plus proches.
C'est sous cette lumière attiédie que nous traversâmes les petites ruelles courbes dont il ne restait que d'étroits passages entre les montagnes de neige. Nous allions chez le grand-père d'Outkine qui nous accueillait dans sa grande isba lors de nos visites à la ville.
Marchant en file indienne au fond de ces labyrinthes neigeux, nous nous taisions. L'univers auquel nous venions d'accéder demeurait, pour le moment, indicible. Il avait pour toute expression la beauté alanguie de la nuit du dégel, la res-piration discrète de la taïga, ces étoiles proches, le teint du ciel plus dense et le ton des neiges plus vif. Le monde avait changé. Mais nous le ressentions encore seulement dans notre chair, dans le palpitement de nos narines, dans nos jeunes corps qui buvaient et ce ciel étoile et les senteurs de la taïga. Pleins à ras bord de ce nouvel univers, nous le portions en silence, de peur de verser son contenu magique. Et seul un soupir réprimé échappait parfois de ce trop-plein d'émotions: – Belmondo…
C'est dans l'isba du grand-père d'Outkine que l'éruption se produisit. Nous nous mîmes à crier tous en même temps, en agitant les bras, en sautant, chacun voulant évoquer le film de la façon la plus vivante. On rugissait en se débattant dans les filets tendus par les ennemis, on arrachait à leurs mains sadiques la belle créature à qui ces bourreaux s'apprêtaient à couper un sein, on mitraillait les murs avant de rouler sur un divan. On était à la fois et l'espion dans la cabine télé-phonique, et le requin pointant son museau agressif, et même la boîte de conserve!
Nous nous étions transformés en un feu d'artifice de gestes, de grimaces, de hurlements. Nous découvrions l'ineffable langage de notre nouvel univers. Celui de Belmondo!
Le grand-père d'Outkine, un homme d'une corpulence de géant fatigué et mélancolique, rappelant par sa démarche pesante et ses cheveux blancs un ours polaire, nous aurait vite rabroués en toute autre circonstance. Mais cette fois, il suivit notre triple mise en scène en silence. À trois, nous dûmes réussir à recréer l'atmosphère du film. Oui, il put imaginer le dédale du souterrain, éclairé par les flammes lugubres des torches, le mur auquel était attachée une belle martyre enchaînée. Il vit un immonde personnage, ridé et trapu, qui, gloussant de concupiscence impuissante et perverse, s'approchait de la victime très peu habillée et tendait vers son sein savoureux une lame aux reflets impitoyables. Mais le rugissement fusait de nos trois gosiers indignes. Le héros, triple dans sa force et sa beauté, tendait ses muscles, rompait les chaînes et volait au secours de la splendide enchaînée…
L'ours polaire plissa malicieusement les yeux et sortit de la pièce.
Samouraï et moi interrompîmes le spectacle, pensant avoir vraiment trop importuné le grand-père. Seul Outkine restait encore dans sa transe de comédien, s'agitant comme si c'était lui qui risquait de perdre un sein.
Le grand-père réapparut dans la pièce en serrant dans ses gros doigts noduleux le goulot d'une bouteille de Champagne. J'écarquillai les yeux. Samouraï poussa un «ah!» retentissant. Et Outkine émergeant de sa crise d'épilepsie formula toutes nos émotions dans une seule exclamation, en parlant encore du film:
– C'est ça, l'Occident!
Le grand-père mit sur la table trois tasses de faïence ébréchées et un verre à facettes.
– Je la gardais, cette bouteille, pour un ami, expliqua-t-il en libérant le bouchon des fils de fer, et lui, le pauvre vieux, a eu la drôle d'idée de mourir entre-temps. Un ami du front…
Nous entendîmes à peine ses explications. Le bouchon sauta avec un claquement joyeux, il y eut un moment de hâte agréable – mousse abondante, pétillement coléreux des bulles, bouillonnement blanc se déversant sur la nappe. Et enfin, la première gorgée de Champagne, la toute première de notre vie…
C'est bien des années après, grâce à cette amère clarification du passé qu'apporte l'âge, qu'on se souviendrait de cet ami du front… Mais ce soir lointain du dégel, il n'existait que ce picotement glacé dans nos gosiers en feu qui faisait jaillir des larmes de joie. La fatigue heureuse semblable à celle des acteurs après la première. Et la formule d'Outkine qui sonnait encore à nos oreilles:
– C'est ça, l'Occident!
Oui, l'Occident était né dans le pétillement du Champagne de Crimée, au milieu d'une grande isba noyée dans la neige, après un film français vieux de plusieurs années.
C'était l'Occident le plus vrai, car engendré in vitro, oui, dans ce verre à facettes lavé de flots entiers de vodka. Et aussi dans notre imagination vierge. Dans la pureté cristalline de l'air de la taïga.
L'Occident était là. Et, la nuit, les yeux ouverts dans l'obscurité bleutée de l'isba, nous rêvions à lui… Les estivants sur la promenade méridionale n'ont certainement pas remarqué les trois ombres indécises. Ces trois silhouettes contournaient une cabine téléphonique, longeaient la terrasse d'un café et suivaient d'un regard timide deux jeunes créatures aux belles jambes bronzées… Nos premiers pas en Occident.
Nous volions à travers la taïga, étendus le long des grumes de cèdres, sur la remorque d'un puissant tracteur, semblable à ceux qui transportaient des fusées dans l'armée. L'écorce rugueuse sous le dos, le ciel éclatant au-dessus de nos yeux, l'ombre argentée de la forêt des deux côtés de la route. L'air ensoleillé gonflait nos touloupes comme des voiles, nous transperçant de l'odeur de résine.
Il était strictement interdit de transporter les gens dans une remorque, surtout chargée. Mais le chauffeur nous avait acceptés avec une nonchalance joyeuse. C'était le premier signe tangible des changements apportés dans notre existence par Belmondo…