La fille d'un h?ros de l'Union sovi?tique
Vers la mi-avril le film était prêt. Demidov avait patiemment supporté l'agitation du tournage et même réussi, en répondant aux questions, à placer l'histoire de la petite source dans la forêt.
– Eh bien, Ivan Dmitrievitch, lui dit le réalisateur au moment des adieux, pour la fête de la Victoire, le 9 mai, ou peut-être même la veille, mettez-vous en famille devant la télévision.
Le film s'intitulait La Ville-Héros sur la Volga.
Le 8 mai, dans l'après-midi, Ivan Dmitrievitch ne travaillait pas. On l'avait invité à l'école pour la causerie traditionnelle. Il fit son discours habituel et, les trois œillets à la main, rentra à la maison.
Tatiana était encore au travail. Il traîna dans l'appartement. Puis il mit sur le dossier d'une chaise sa veste blindée de médailles, brancha le poste et se cala sur le divan. Le film sur Stalingrad commençait à six heures.
Le chef d'atelier agita la bouteille et commença à verser l'alcool dans les verres: «Eh bien, mes amis, la dernière lampée et on file à la maison…» Tout le monde but, glissa dans les sacs les restes de nourriture et sortit. Dans la rue, les ouvrières se souhaitèrent une bonne fête et rentrèrent chez elles.
Tania – elle était devenue depuis longtemps Tatiana Kouzminitchna [16] – consulta sa montre. «J'ai encore le temps, avant le film, de passer au magasin prendre le colis des Vétérans.» Ce paquet, elle le recevait, comme tous les anciens combattants, dans la section du magasin interdite au commun des mortels. Les gens regardaient cette queue des Vétérans et grognaient sourdement.
Cette fois, c'était vraiment un colis de fête: quatre cents grammes de jambon, deux poulets, une boîte de sprats et un kilo de gruau de sarrasin. Tatiana Kouzminitchna paya, chargea le tout dans son sac et se dirigea vers la sortie. L'un des Vétérans l'interpella.
– Eh bien, Kouzminitchna, il est bien, le colis, aujourd'hui?
– Oui, pas mal; mais il n'y a pas de beurre.
– Le beurre, on en trouve aujourd'hui en face, au Gastronom. Mais il y a un kilomètre de queue!
Tatiana s'approcha du Gastronom, vit une queue bariolée et sinueuse, regarda l'heure. Le film commençait dans quinze minutes. «Et si j'essayais de ne pas faire la queue? Après tout, j'y ai droit», pensa-t-elle. Et retirant de son sac le livret de Vétéran, elle commença à se frayer un passage vers la caisse.
La fin de la queue s'agitait dans la rue, et dans le magasin tout était noir de monde. On se poussait en se taillant la route vers le comptoir. On criait, on s'injuriait. Ceux qui avaient déjà fait leurs achats se faufilaient vers la sortie, les yeux brillants et enfiévrés.
– Combien de paquets par personne? criaient de la rue ceux qui étaient au bout de la queue.
– Deux pour chacun! répliquaient ceux du milieu.
– Donnez-m'en six, pleurnichait une femme près du comptoir. Je prends aussi ceux de mes enfants.
– Et ils sont où, vos enfants? demandait la vendeuse excédée.
– Mais la voilà, cette petite fille! criait la femme qui traînait par la main une écolière apeurée portant un cartable.
– Et où est l'autre? insistait la vendeuse.
– Là, dans sa poussette, dans la rue.
La femme, qui avait fini par l'emporter, plongea vers la sortie, serrant contre sa poitrine les six plaques de beurre.
Un petit bonhomme un peu éméché criait joyeusement:
– Mais c'est pas ses gosses à elle! Je la connais. Des gosses, elle en a pas. Elle les a empruntés à sa sœur! Ha! Ha! Ha!
La queue s'ébranlait spasmodiquement et progressait d'un pas. De la porte de l'entrepôt apparut la responsable qui traversa le magasin et cria vers le bout de la queue qui s'allongeait. «N'insistez pas, là-bas derrière. Le beurre, ça se termine. Plus que trois caisses. Ce n'est pas la peine d'attendre. De toute façon, il n'y en aura pas pour tout le monde. Vous perdez votre temps.»
Mais les gens continuaient à affluer, demandaient qui était le dernier et prenaient la file. Et chacun pensait: «Qui sait? Peut-être qu'il y en aura encore pour moi!»
Tania parvint à la caisse et par-dessus la tête d'une femme tendit le billet de trois roubles froissé et le livret de Vétéran. Elle ne s'attendait pas à une explosion aussi unanime. La foule bouillonna et rugit de mille voix: «Ne la laissez Pas passer avant les autres!»
– Et alors! Vétérans! Qu'ils achètent leur beurre dans leur magasin!
– Déjà on leur donne des colis. Et nous, ça fait trois heures qu'on est là avec les enfants!
– " Moi, j'ai un fils tué en Afghanistan et je ne la ramène pas. J'attends comme tout le monde.
– Ne lui donnez rien! Ils ont déjà assez de privilèges comme ça.
Quelqu'un la poussa de l'épaule, la foule s'ébranla visqueusement et l'écarta lentement de la caisse. Tatiana ne discuta pas, saisit de sa main mutilée l'argent et le livret, et recula vers la sortie pour prendre la file. La foule était si dense que les différentes queues s'entremêlaient. Les gens ayant peur de perdre leur place se collaient les uns aux autres. Tout à coup quelqu'un tira Tatiana par la manche.
– Kouzminitchna, mets-toi devant moi. Peut-être en aurons-nous aussi de ce beurre.
C'était la vieille gardienne de leur fabrique, tante Valia. Tatiana se mit devant elle et, pour endormir la vigilance de ceux qui étaient derrière, elles commencèrent à bavarder tranquillement. Au bout d'un moment, Tatiana se glissa dans la foule sans que personne ne s'en aperçoive. Tante Valia se trouvait à mi-parcours.
– C'est peu de chose. Il n'y en a plus que pour une heure, remarqua-t-elle. On passera avant la fermeture. Pourvu qu'il reste du beurre!
Tatiana regarda sa montre. Il était six heures. «C'est dommage, je vais manquer le film sur Ivan, pensa-t-elle. Mais demain matin, il repasse.»
«C'est drôle, Tatiana n'est toujours pas rêvenue, pensa Ivan. Elle doit courir les magasins. Cela ne fait rien. Elle le verra demain.»
Sur l'écran parlait déjà d'une basse solennelle un maréchal, et un frétillant reporter aux yeux fureteurs lui posait des questions. Défilèrent ensuite les plans saccadés des documents d'époque: les maisons de Stalingrad dans les nuées noires, qui s'affaissaient doucement et comme en état d'apesanteur sous les explosions silencieuses.
Quand ces plans-là passaient, Ivan ne pouvait retenir ses larmes. «Je suis devenu un vieillard», pensa-t-il en mordant sa lèvre. Son menton tremblait légèrement. En lui-même, il disait de temps en temps aux soldats qui couraient sur l'écran: «Regardez-moi cet idiot qui court sans se courber! Baisse-toi, mais baisse-toi donc, imbécile… Pfft! Et on appelle ça une attaque! Ils se jettent sur les mitrailleuses sans préparation d'artillerie! Évidemment, en Russie il y a tellement de monde, les soldats, ça ne se compte pas!»
Enfin Ivan apparut lui-même sur l'écran. Il se figea, écoutant chacune de ses paroles, ne se reconnaissant pas. «Et voilà, après cette bataille, disait-il, je suis entré… là, il y avait une petite forêt… Je regarde et je vois une source. L'eau est tellement pure! Je me penche et je vois mon reflet… et c'était si étrange, vous savez. Je me regarde et je ne me reconnais pas…» Ici son récit s'interrompait et la voix off, chaude et pénétrante, enchaînait: «La terre natale… La terre de la Patrie… C'est elle qui rendait ses forces au soldat fatigué, c'est elle qui, avec une sollicitude toute maternelle, lui insufflait vaillance et bravoure. C'est dans cette source intarissable que le combattant soviétique puisait sa joie vivifiante, la haine sacrée de l'ennemi, la foi inébranlable en la Victoire…»
La vendeuse, essayant de couvrir le bruit de la foule, cria d'une voix stridente: «Le beurre, c'est fini!» et se retournant vers la caissière ajouta d'une voix encore plus sonore: «Liouda, ne fais plus de tickets pour le beurre.»
Tania obtint deux plaquettes du fond de la troisième caisse. Les deux dernières furent pour tante Valia. Elles se sourirent en les fourrant dans leur sac et se mirent à jouer des coudes pour sortir.
La foule déçue se figea un instant comme si elle n'arrivait pas à croire que le temps avait été perdu en vain, puis elle tressaillit et commença à s'écouler lentement par l'étroite porte. De l'extérieur essayaient de s'infiltrer ceux qui ne savaient pas que la vente du beurre était déjà finie. C'est alors que circula une rumeur: on avait livré du saucisson. Toute la foule reflua vers le comptoir, reformant une queue. De la rue les gens s'engouffrèrent de plus belle.
Cette nouvelle parvint jusqu'aux oreilles de la responsable. Elle sortit de nouveau de l'entrepôt et d'une voix moqueuse, comme si elle parlait à des enfants, tonna: «Non, mais vous perdez la tête! Du saucisson! Il n'y a pas le moindre saucisson ici. D'ailleurs on ferme dans une demi-heure.»
À présent chacun ne pensait plus qu'à se dégager. Dans cette masse humaine compacte, il régnait une chaleur étouffante. Tatiana essayait de ne pas perdre tante Valia qui très adroitement il se faufilait vers la porte.
Les gens étaient enragés, prenaient un plaisir mauvais à se bousculer et n'attendaient que l'occasion de s'injurier. Tatiana était déjà tout près de la sortie lorsque soudain, comme dans un tourbillon, elle fut entraînée et plaquée contre le mur. Une épaule – elle aperçut un imperméable bleu de femme – lui entra dans la poitrine. Elle essaya de se libérer, mais elle n'y parvint pas, tellement était dense l'épaisseur de la foule. Son impuissance même lui sembla ridicule. Elle voulut reprendre le sac de l'autre main, mais au même instant elle sentit avec étonnement qu'elle ne pouvait plus respirer. Brusquement il se fit un silence comme au fond de l'eau, et elle discernait maintenant trop distinctement le drap gris du manteau lui barrant le passage. Quand, avec le retard d'une explosion lointaine, survint la douleur, elle ne put même pas pousser un cri.
Elle fut portée sur le perron par une foule serrée… Personne ne s'était rendu compte de rien. C'est seulement sur les marches que la foule, se dispersant, la libéra. Tatiana glissa doucement. De son sac tombèrent le beurre et le livret de Vétéran. Les gens butaient sur le corps. Quelques-uns s'écartèrent en hâte, d'autres se penchèrent. Le petit bonhomme joyeux s'esclaffa: "Eh ben! dis donc! La petite mère, elle a déjà Pris de l'avance, pour ce qui est de la fête…» Tante Valia écarta les badauds, parvint à elle et cria d'une voix stridente: «Au secours! Regardez! Il y a une femme qui se trouve mal! Vite, téléphonez aux urgences!»