La fille d'un h?ros de l'Union sovi?tique
Olia regardait de nouveau celui qui dormait à côté d'elle. Elle l'appelait silencieusement par son nom, se rappelait ce qu'elle savait de lui en essayant de le faire vivre, de le rapprocher d'elle-même, mais tout restait vide de sens.
«Je ne suis qu'une putain», se disait-elle. Mais elle savait bien que ce n'était pas vrai. «Qu'est-ce que ça me rapporte? Les collants de la Beriozka [19] , cette saleté de maquillage qu'on peut acheter chez n'importe quel trafiquant… Ce serait bien d'arrêter cela tout de suite. Vitali Ivanovitch? Eh bien, quoi? Je pourrais aller le voir et lui dire sans détour: "Ça suffit comme ça. C'est terminé. Je me marie." On ne me mettrait pas en prison pour ça…»
Ces réflexions nocturnes la calmaient un peu. «Je me complique la vie, pensait-elle. Je me bourre le crâne avec toutes ces bêtises. "Qu'est-ce qui est bien? Qu'est-ce qui est mal [20] ?" En fait, où est le mal dans tout cela? Les filles de l'Institut passent des mois dans les restaurants avant de décrocher quelque Yougoslave pouilleux. Tandis que là, il y en a pour tous les goûts… Tiens, Milka Vorontsova, une belle fille racée, une princesse, elle a trouvé un mari, un Africain, et sans broncher!»
Olia se souvenait que Milka, après les trois jours de fête du mariage, était revenue à l'Institut. Dans les intervalles entre les cours, ses camarades l'avaient entourée et, avec des clins d'œil malicieux, avaient commencé à lui poser des questions sur les premières joies de la vie conjugale. Milka, sans aucune gêne et même contente de cette curiosité, les instruisait:
– Écoutez, les futures «mères-héroïnes [21] », la règle d'or avec un mari africain, c'est de ne jamais rêver de lui la nuit.
– Pourquoi donc? demandèrent des voix étonnées.
– Parce qu'il est si laid que, si on le voit en rêve, on risque de ne pas se réveiller!
Il y eut une explosion de rires. Quand le bruit grêle de la sonnerie retentit, les étudiantes, écrasant hâtivement leur cigarette, se dirigèrent vers la salle de cours. Olia demanda à Milka: «Écoute, Milka, tu es vraiment décidée à te négrifier et à vivre à Tamba-Dabatou?» Milka la regarda avec ses yeux bleus limpides et dit à mi-voix: «Olietchka, n'importe quelle ville du globe peut devenir une ville de transit!»
Derrière la fenêtre le jour commençait à pointer. Sur l'oreiller la tête marmonna quelque chose en français et se retourna sur l'autre joue. Olia s'allongea aussi en dépliant avec soulagement son coude fatigué. L'heure des suicidaires reculait en même temps que l'ombre de la nuit.
Le premier «client» d'Olia au Centre était le représentant d'une firme électronique anglaise. Elle prit contact avec lui par téléphone, se présenta en disant qu'elle serait son interprète. La voix dans l'écouteur était calme, assurée, et même un peu autoritaire. Elle imagina un visage à la James Bond, tempes grisonnantes, costume sombre comme taillé dans un bloc de granit scintillant de mica. «Un vieux loup, lui avait dit de cet Anglais Sergueï Alexeievitch, l'officier du K.G.B. qui travaillait avec elle au Centre. Il connaît bien l'URSS, parle russe, mais le dissimule…»
Mais le ton imposant de la voix dans l'écouteur l'avait trompée. Ce ton était tout simplement façonné par le métier. Quand, dans le hall, se détachant du mur, dans une veste à carreaux, un homme grassouillet et chauve se dirigea vers elle avec un sourire un peu gêné, Olia resta ébahie. Déjà il inclinait la tête et tendait la main en se présentant tandis qu'elle continuait à le regarder. Au même moment, au centre du hall, s'élançait sur sa perche un coq de métal qui annonçait bruyamment midi en battant des ailes. «Drôle de représentant!» pensa Olia dans l'ascenseur.
Ce matin-là, en prenant sa douche, l'Anglais avait perdu une lentille de contact. En tâtonnant dans le bac pour la retrouver, il avait égaré la seconde. Une fois habillé, il avait retiré du fond de sa valise son étui à lunettes, les avait sorties nerveusement et les avait laissé tomber sur un cendrier de marbre. «Comment peut-on se montrer dans un tel état?», s'étonnait Olia. Lui jetait sur elle des regards un peu confus: le verre droit de ses lunettes avait disparu et à travers le cercle vide son œil regardait d'une façon floue et craintive.
«Je comprends presque tout en russe, avait-il dit dans l'ascenseur, mais je manque de pratique et je parle très mal.» Il disait: «Je téléphone à vous» et, ce qui amusait particulièrement Olia, «Vous voulez moi fermer la porte?» Il logeait à l'«Intourist». Le troisième soir, ils dînèrent ensemble au restaurant et elle resta chez lui.
Et de nouveau, elle connut au petit matin ce réveil creux de l'heure des suicidaires. Mais également, cette fois, une sérénité calme et désespérée. Elle comprit que ce qui la tourmentait, ce n'était pas un inutile remords, mais cette espérance absurde immanquablement déçue. Déjà à l'Institut elle l'avait éprouvée et elle la retrouvait maintenant au Centre.
Elle rencontrait un nouvel «objet», et malgré elle, sans en avoir conscience, commençait a attendre quelque changement miraculeux, une vie toute neuve qui ne ressemblerait pas à l'ancienne.
Mais rien ne changeait. Parfois elle accompagnait ses connaissances à l'aéroport. Somnolentes, comme dans un royaume sous-marin, se faisaient entendre les annonces à Cheremetievo. Et déjà, au-delà de la douane, son «objet» lui faisait des signes d'adieu en se perdant dans la foule colorée des voyageurs. Elle s'en allait lentement vers l'arrêt du bus.
Rien ne changeait.
Et maintenant, éveillée au côté de l'Anglais qui dormait le nez dans l'oreiller, elle comprit enfin qu'il n'y avait rien à attendre. Que tout cela était inutile. Inutile, cet espoir de quelque chose. Et parfois de la pitié pour cet «objet», un être vivant malgré tout. Et ce vague sentiment de honte…
Il fallait aller de l'avant, en connaissant sa place dans cette longue chaîne invisible qui se perdait dans le labyrinthe du jeu politique, du vol technologique, et qui aboutissait quelque part dans les capitales d'Europe et d'Outre-Atlantique. Réfléchir à tous ces rouages, ce n'était pas son affaire. Son affaire à elle, c'était, dans un rapide échange de paroles et de regards, d'apprécier son «objet» et, dans un temps donné, jouer tous les actes du spectacle amoureux convenu. Son affaire, c'était, rencontrant un tel représentant en veste à carreaux, de lui faire oublier que ses humides cheveux roussâtres couvraient à peine sa calvitie, que son œil droit regardait vaguement et craintivement, et que, en deboutonnant sa chemise froissée sous sa ceinture, il avait dénudé son ventre blanc, essayé de le rentrer, puis, ayant surpris son regard, s'était trouvé horriblement confus.
Dans son premier rôle au Centre, Olia joua si bien que l'Anglais n'osa pas la payer. Lorsqu'elle alla avec lui à Cheremetievo, il lui tendit maladroitement un parfum très cher dont l'étiquette de la Beriozka avait été grattée.
De ce premier client elle se souvenait bien; sa mémoire gardait quelques traces des deux suivants; quant aux autres, ils commençaient à se confondre dans son souvenir.
Avec sa collègue Svetka Samoïlova, Olia avait loué deux pièces, non loin de Belaïevo. Svetka travaillait au Centre depuis déjà deux ans. Elle était d'une avarice extraordinaire pour les devises et la lingerie occidentale, mais en même temps prodigue et généreuse à l'excès, à la russe.
Elle avait une nature belle et opulente. Et su elle n'avait pas réussi à s'agripper à Moscou, elle se serait transformée depuis longtemps en une matrone d'Arkhangelsk, en une vivante montagne saine au sang chaleureux. En revanche, à Moscou, et spécialement au Centre, elle avait dû contrecarrer toutes les lois de sa nature. Elle suivait sans cesse un régime, s'imposait de boire le thé sans sucre et surtout, à chaque minute libre, elle faisait du hula-hoop. La mode en était passée depuis des années, mais il ne s'agissait pas de mode. Dans son hula-hoop Svetka avait percé un trou, y avait glissé une demi-livre de plomb et l'avait rebouché avec du ruban adhésif. C'était devenu un engin pesant. Elle le faisait tourner à la cuisine en remuant une semoule claire, au téléphone, dans la chambre devant la télévision.
Elles passaient souvent dans la chambre de Svetka leurs soirées libres, en bavardant ou en regardant à la télévision les innombrables épisodes d'un film d'aventures.
Olia y venait quelquefois quand Svetka n'était pas là, tantôt pour emprunter le fer à repasser, tantôt pour laisser sur le lit une lettre portant le grossier cachet d'un village au nord d'Arkhangelsk.
Dans ces moments-là, la chambre de Svetka lui apparaissait sous un jour tout à fait différent, inhabituel. Elle enveloppait du regard l'étroite table de travail, le guéridon où s'empilaient de vieilles revues occidentales, les arabesques d'un épais tapis. Et elle ne reconnaissait plus tout cela.
On voyait une demi-matriochka [22] écaillée hérissée de crayons, une soucoupe en verre scintillant de bracelets et de boucles d'oreilles et, ouvert sur une pile de journaux, un petit livre de papier gris: Cigales d'automne .
Olia se pencha. En marge, un léger coup d'ongle marquait un tercet:
La vie est un champ où, le soir,Dans les épis, près du sentier,Veille un tigre toujours aux aguets.Olia regardait tout ce qui l'entourait avec une curiosité inquiète. On aurait dit que les objets se plaisaient à l'endroit où ils avaient été posés. Parmi ces choses, Olia pressentait l'espoir d'un apaisement, la possibilité d'une réconciliation avec tout ce qu'elle vivait chaque jour. Etonnée, elle faisait comme une étrange excursion dans ce futur qu'elle anticipait et elle ne savait pas s'il était encourageant ou désespérant.
Il lui arrivait d'aller prendre derrière la coiffeuse le lourd hula-hoop et elle essayait, pour s'amuser, de le faire tourner en imitant les déhanchements de Svetka. Elle se rappelait la plaisanterie de son amie:
– Te souviens-tu qui a trouvé cette perle? Breton? Aragon? «Je vis passer une guêpe à la taille de femme!»
– Oui, et surtout avec des hanches comme une trayeuse d'Arkhangelsk, la taquina Olia.