La fille d'un h?ros de l'Union sovi?tique
Ils se taisaient. Lui, comme par curiosité, scrutait l'intérieur de l'isba. Elle, caressait distraitement les grappes blanches du pommier. «Quel poêle! dit-il enfin. Il ressemble au nôtre. Nous avions la même léjanka [1] .» Puis, sans transition, il se mit à parler, le regard fixé sur les entrailles brûlées de l'isba.
«Chez nous, les Fritz sont arrivés en été. Ils ont occupé le village, pris leurs quartiers. Deux jours après, en pleine nuit, les partisans ont attaqué. Ils ont fait sauter l'entrepôt des Fritz, en ont tué plusieurs. Mais pour les déloger… ils n'étaient pas assez armés. Ils se sont repliés dans la forêt. Le matin, les Allemands étaient enragés, ils ont mis le feu aux deux bouts du village. Ceux qui essayaient de s'échapper, on les abattait sur place. Pourtant il ne restait plus que les femmes et les enfants. Et les vieux, bien sûr. Ma mère avec le bébé – c'était Kolka, mon frère – quand elle a vu ça, elle m'a poussé dans le potager. "Sauve-toi! a-t-elle dit. Cours vers la forêt!" J'ai bien commencé à courir, mais j'ai vu que tout le village était encerclé. Alors j'ai fait demi-tour. Mais eux entraient déjà dans notre cour. Ils étaient trois, avec des mitraillettes. Près de notre isba, dans un petit pré, il y avait une meule de foin. J'ai pensé: "Là-dessous, ils ne me trouveront pas!" Et puis, comme si quelqu'un me l'avait soufflé… je vois près de la haie une grande corbeille, tu sais, une énorme corbeille à deux anses. Et moi, je plonge dessous. Je ne sais pas comment j'ai tenu là-dedans. Les Allemands sont entrés dans la maison. Et ils ont abattu la mère… Elle a longtemps crié… Et moi, je suis devenu comme une bûche tellement j'avais peur… Je les vois sortir. L'un d'eux -je n'en croyais pas mes yeux – porte Kolka par les pieds, la tête en bas. Le pauvre gosse s'était mis à hurler… Ce qui m'a sauvé alors, c'est la peur. Si j'avais eu toute ma tête, je me serais jeté sur eux. Mais je n'ai pas même réalisé ce qui se passait. À ce moment-là, 'en vois un qui sort un appareil photo, tandis que l'autre embroche Kolka avec sa baïonnette… Il posait pour la photo, le salaud! Je suis resté sous la corbeille, et à la nuit, j'ai filé.»
Elle l'écoutait sans l'entendre, sachant à l'avance qu'il y aurait dans son récit toute cette horreur qui les entourait et que l'on rencontrait à chaque pas. Elle se taisait, se souvenant du jour où leur camionnette était entrée dans le village repris aux Allemands. On s'était mis à soigner les blessés. Et, on ne sait d'où, avait surgi comme un revenant une vieille desséchée, à demi morte, qui, sans un mot, l'avait tirée par la manche. Tania l'avait suivie. La vieille l'avait amenée dans une grange; sur la paille pourrie étaient étendues deux jeunes filles – toutes les deux tuées d'une balle dans la tête. Et c'est là, dans la pénombre, que la paysanne avait retrouvé la parole. Elles avaient été tuées par les leurs, les polizaï [2] russes, qui avaient tiré dans la tête et violé les corps encore chauds se débattant dans l'agonie…
Ils restèrent quelques instants sans parler, puis prirent le chemin du retour. Il alluma une cigarette et fit entendre un petit rire, comme s'il se souvenait de quelque chose de comique:
– Quand ils ont quitté notre cour, ils sont passés tout près de la meule de foin. J'ai regardé. Ils se sont arrêtés et ont commencé à la larder de coups de baïonnette. Ils pensaient que quelqu'un s'était fourré dedans…
Vingt ou trente ans plus tard, à l'occasion du 9 mai, on posera souvent à Tatiana cette question: «Tatiana Kouzminitchna, comment as-tu rencontré ton Héros?» Ce jour-là, tout l'atelier de vernissage – dix jeunes filles, trois ouvrières plus âgées dont elle-même, et le chef, un homme osseux dans un bleu de travail vitrifié par le vernis – organise une petite fête. Ils s'entassent dans un bureau encombré de vieux papiers, d'anciens journaux muraux, de fanions des «Vainqueurs de l'émulation socialiste», et hâtivement ils se mettent à manger et à boire, portant des toasts en l'honneur de la Victoire.
La porte du bureau donne sur l'arrière-cour de la fabrique de meubles. Ils la tiennent ouverte. Après les vapeurs délétères de l'acétone, c'est un vrai paradis. On sent le vent de mai ensoleillé, encore presque sans odeur, léger et vide. Au loin, on voit une voiture laissant derrière elle un nuage de poussière, comme si c'était l'été. Les femmes tirent de leur sac de modestes victuailles. Le chef, avec un clin d'œil complice, sort d'une petite armoire tout éraflée une bouteille d'alcool escamotée et étiquetée «acétone». Tout le monde s'anime, mélange l'alcool à la confiture, y verse un peu d'eau et trinque: «À la Victoire!»
– Tatiana Kouzminitchna, comment as-tu connu ton Héros?
Et elle commence pour la dixième fois à raconter le petit miroir, l'école-hôpital, ce printemps lointain. Elles connaissent déjà la suite, mais écoutent, s'étonnent et s'émeuvent comme si elles l'entendaient pour la première fois. Tatiana ne veut plus se souvenir ni du village incendié par les deux bouts, ni de la vieille paysanne muette la conduisant vers la grange…
– Il y avait un de ces printemps, mes amies, cette année-là… Un soir, on est allé à la sortie du village, on s'est arrêté, tous les pommiers étaient en fleur, c'était beau à vous couper le souffle. La guerre, qu'est-ce que ça peut leur faire, aux pommiers? Ils fleurissent. Et mon Héros a roulé une cigarette, a fumé. Il a plissé les yeux comme ça et a dit…
Il lui semble maintenant qu'ils ont vraiment eu ces rendez-vous et ces soirées longues, si longues… D'année en année elle a fini par y croire. Pourtant il n'y avait eu que ce soir de printemps glacé, la carcasse noire du toit brûlé, et aussi ce chat affamé qui se faufilait prudemment le long de la palissade en les regardant d'un air mystérieux, comme les bêtes et les oiseaux qui, au crépuscule, semblent remuer des pensées humaines.
Il y eut encore une autre soirée, la dernière. Chaude, remplie du bruissement et du gazouillement des martinets. Ils étaient descendus vers la rivière, étaient restés longtemps immobiles sans savoir quoi se dire; ensuite, maladroitement, ils s'étaient embrassés pour la première fois.
– Demain, Tania, ça y est… je rentre dans les rangs… je rejoins le front, dit-il d'une voix un peu altérée, cette fois sans plisser les yeux. Alors voilà, écoute-moi bien: une fois la guerre finie, on se mariera et on ira dans mon village. Il y a de la bonne terre chez nous. Mais toi, il faut seulement que…
Il s'était tu. Les yeux baissés, elle regardait les traces de leurs bottes dans l'argile molle de la berge. Soupirant comme un enfant essoufflé par de longues larmes, elle avait dit d'une voix sourde:
– Moi, ce n'est rien… mais c'est toi…
L'été 1941, quand il s'échappa du village incendié pour rejoindre les partisans, il venait d'avoir dix-sept ans. Le visage de l'Allemand qui avait tué le petit Kolka, il l'avait encore dans les yeux. Il l'avait gardé comme on garde dans la terreur blafarde et trop réelle d'un cauchemar les tangages de l'escalier qui se dérobe sous vos pieds. Il avait retenu ce visage à cause de la cicatrice sur la joue, comme mordue de l'intérieur, et du regard clair de ses yeux bleus. Longtemps il avait été obsédé par la pensée d'une vengeance atroce, d'un règlement de compte personnel, par le désir de voir se débattre dans des tortures cruelles celui qui avait posé pour la photo, avec le corps de l'enfant au bout de sa baïonnette. Il était absolument certain de le retrouver.
Leur détachement de partisans avait été écrasé. Par miracle, en restant toute une nuit dans les roseaux avec de l'eau jusqu'au cou, il avait réussi à en réchapper. Au comité militaire de la région il s'était vieilli d'un an, et deux jours plus tard il s'était retrouvé assis sur un banc dur avec d'autres garçons en treillis, maigres et le crâne rasé, écoutant le langage très militaire, fruste mais clair, d'un sous-officier. Celui-ci parlait de la «tankophobie», expliquant qu'il ne fallait pas avoir peur des chars et qu'en fuyant à leur approche on était sûr de se faire avoir. Il fallait savoir ruser. Et le sergent avait même dessiné sur le vieux tableau noir un char avec ses endroits vulnérables: les chenilles, le réservoir d'essence…
– Bref, qui a peur du char, n'aille pas à la guerre! conclut le sergent, tout fier de son esprit.
Deux mois plus tard, en novembre, allongé dans une tranchée glacée, soulevant un peu la tête au-dessus des mottes de terre givrée, Ivan regardait la rangée de chars qui sortait de la forêt transparente et qui se déployait lentement. À côté de lui étaient posés son fusil – c'était encore ce vieux modèle conçu par le capitaine du tsar, Mossine – et deux bouteilles de liquide explosif. Pour toute leur section accrochée à ce bout de terre gelée, il n'y avait que sept grenades antichars.
Derrière eux, si on avait pu se redresser, on aurait vu avec des jumelles, à travers le brouillard froid, les tours du Kremlin.
– On est à une heure de voiture de Moscou, avait dit, la veille, un soldat.
– À Moscou, il y a le camarade Staline, lui avait répliqué l'officier. Moscou ne tombera pas!
Staline!
Et, tout de suite, une bouffée de chaleur. Pour lui, pour la Patrie, on pouvait affronter les chars à mains nues! Pour Staline, tout prenait son sens: et les tranchées enneigées, et leurs capotes qui bientôt se figeraient pour toujours sous le ciel gris, et le cri rauque de l'officier s'élançant sous le claquement assourdissant des chenilles, sa grenade dégoupillée à la main.
Quarante ans après cette journée glaciale, Ivan Dmitrievitch se retrouvera assis dans la grisaille humide d'une brasserie obscure, dans le brouhaha des tables voisines, en train de causer avec deux camarades de rencontre. Ils auront déjà versé en douce dans leurs trois chopes de bière une bouteille de vodka, en auront attaqué une deuxième et se sentiront si bien qu'ils n'auront même pas envie de discuter. Tout juste écouter l'autre et acquiescer à ses dires.
– Eh bien quoi, ces Panfilovtsy [3] ?… ça, des héros? Se jeter sous les chars? Quel autre choix avaient-ils, bon Dieu? «Derrière nous, Moscou! disait le commissaire politique. Il n'y a plus de retraite possible!» Sauf que derrière nous, ce n'était pas Moscou. C'étaient les mitrailleuses des équipes de barrage, ces salauds du N.K.V.D. [4] . Moi aussi, Vania, comme toi, c'est là que j'ai commencé. Seulement moi, j'étais dans les transmissions…