La fille d'un h?ros de l'Union sovi?tique
De nouveau il relisait cette lettre et la même voix lui soufflait: «J'ai promis… j'ai promis… Enfin quoi! On n'est pas marié à l'église! Bien sûr, je me suis un peu trop avancé… mais c'était la situation qui voulait ça! Et maintenant, quoi? il faudrait que je m'engage pour toute la vie? On n'y comprend rien à cette lettre. Que le diable la débrouille! "Grièvement blessée…" qu'est-ce que ça veut dire? En fin de compte, c'est une femme dont j'ai besoin, pas d'une invalide!»
Très profondément en lui perçait une autre voix: «Va donc, eh! Héros! Un minable, oui, un phraseur. Tu étais fichu sans elle. Tu serais en train de pourrir dans une fosse commune, à gauche un Fritz, à droite un Russe…»
Enfin Ivan décida: «Bon! On y va. De toute façon, c'est pratiquement sur mon chemin. Je serai correct, j'irai la voir. Je lui dirai merci une fois de plus. Je lui expliquerai "Voilà, c'est comme ça… "» Et il décida de réfléchir à ce «comme ça» en chemin.
Lorsqu'il entra dans la salle de l'hôpital, il ne la remarqua pas tout de suite. La sachant grièvement blessée, il l'imaginait couchée, pleine de pansements, immobile. Il n'avait pas pensé que la nouvelle remontait à deux mois.
– La voilà, votre Tatiana Averina, dit l'infirmière qui le guidait. Ne restez pas trop longtemps. Le repas est dans une demi-heure. Vous pouvez aller dans le petit jardin.
Tatiana était debout devant la fenêtre, laissant pendre la main dans laquelle elle tenait un livre.
– Bonjour, Tatiana, dit-il d'une voix un peu trop enjouée, en lui tendant la main.
Elle ne bougea pas. Puis posant le livre sur le rebord de la fenêtre, elle lui donna maladroitement la main gauche. Son bras droit était bandé. De tous les lits, des regards curieux les fixaient. Ils descendirent dans le petit jardin poussiéreux et s'assirent sur un banc à la peinture écaillée.
– Alors, ta santé? Comment vas-tu? Raconte, dit-il de la même voix trop joyeuse.
– Qu'est-ce que je peux te raconter? Tu vois. Juste à la fin, j'ai été touchée.
– Quoi, touchée, touchée… Tout cela ce n'est rien du tout. Et cette infirmière qui parlait d'une blessure grave! Moi je pensais que…
Il perdit contenance et se tut. Elle lui jeta un regard soutenu.
– J'ai un éclat sous la cinquième côte, Vania. Ils n'osent pas y toucher. Le médecin dit que cet éclat, c'est peu de chose – une pointe de cordonnier. Mais si on commence à trifouiller, ça risque d'être pire. Si on n'y touche pas, il restera peut-être tranquille.
Ivan sembla vouloir dire quelque chose, poussa seulement un soupir et commença à rouler une cigarette.
– Voilà… On peut donc dire que je suis une invalide. Le médecin m'a avertie: je ne pourrai plus rien soulever de lourd. Et plus question d'avoir des enfants…
Puis se rattrapant de peur qu'il y voie une allusion, elle parla très vite:
– J'ai le sein gauche tout couturé. Ce n'est pas beau à voir. Et à la main droite, j'ai trois doigts en moins.
Les lèvres serrées, il chassa la fumée de sa cigarette. Tous deux se taisaient. Enfin, ce qu'elle avait longuement mûri pendant de longues journées de convalescence, elle le laissa tomber avec un soulagement amer:
– Voilà, Ivan, c'est ainsi… Merci d'être venu. Mais ce qui est passé est passé. Quelle femme serais-je pour toi, maintenant? Tu en trouveras une en bonne santé. Parce que moi… Je n'ai même plus le droit de pleurer. Le médecin me l'a dit carrément, pour moi, les émotions, c'est encore pire que de porter trop lourd – le clou pique et le cœur est fichu…
Ivan la regardait du coin de l'œil. Elle était assise, tête baissée, sans détacher son regard du sable gris de l'allée. Son visage semblait si serein… Seule une petite veine bleutée battait sur sa tempe, à la naissance des cheveux coupés court. Ses traits s'étaient affinés et comme éclairés. Tellement différente des filles éclatantes aux joues roses qui jetaient des bouquets sur les chars.
«Elle est belle, pensa Ivan. Si ce n'est pas malheureux!»
– Mais non! Tu as tort de le prendre comme Ça! reprit-il. Qu'est-ce que tu as à te décourager? Tu vas te rétablir. Une belle robe, et des fiancés tu en trouveras autant que tu en voudras!
Elle lui jeta un regard rapide, se leva et lui tendit la main.
– Eh bien, Vania, c'est l'heure du repas. Encore une fois, merci d'être venu…
Il franchit les grilles de l'hôpital, descendit une rue, puis brusquement rebroussa chemin. «Je vais lui laisser mon adresse, pensa-t-il. Qu'elle puisse m'écrire. Ça sera moins dur pour elle.»
Il pénétra dans l'hôpital et commença à monter l'escalier.
– Vous avez oublié quelque chose? lui lança gentiment la gardienne.
– Oui, c'est ça, j'ai oublié quelque chose.
Tatiana n'était pas dans la salle, à la cantine non plus. Il voulut redescendre pour demander à la gardienne. Mais à ce moment-là, dans un recoin, derrière un pilier, il reconnut sa robe de chambre.
Elle pleurait silencieusement, par crainte de l'écho entre les étages. Derrière le pilier, une fenêtre étroite donnait sur le petit jardin et les grilles de l'hôpital. Il s'approcha, la prit par les épaules et dit d'une voix altérée:
– Qu'est-ce qui se passe, Tania? Tiens, voilà mon adresse. Tu vas m'écrire…
À travers ses larmes, elle fit non de la tête et murmura dans un hoquet:
– Non, non, Vania. Ce n'est pas la peine. Ne t'encombre pas de moi… À quoi est-ce que je peux te servir?
Elle sanglota encore plus amèrement, tout comme une enfant, se retourna vers lui et colla son front sur le métal froid des médailles. Cette fragilité, ces larmes enfantines remuèrent soudain quelque chose en lui et firent surgir une crânerie joyeuse.
– Écoute, Tania, demanda-t-il en la secouant légèrement par les épaules, quand est-ce qu'on te signe ton bon de sortie?
– Demain, murmura-t-elle, ivre de larmes et de malheur.
– Eh bien, demain je t'emmène. On ira chez moi, et là on se mariera.
Elle continuait à faire non de la tête. «À quoi est-ce que je peux te servir?»
Mais lui, sans se demander si c'était un coup de tête ou un coup de cœur, heureux, ordonna en riant:
– Silence dans les rangs! Exécution!
Puis, se penchant, il lui dit à l'oreille:
– Tu sais, Tania, je t'aimerai encore davantage avec ta blessure!
Son village natal, Goritsy, était presque désert. On voyait se dresser les ruines noires des isbas et les perches inutiles des puits abandonnés. Le chef du kolkhoze, au visage émacié d'un saint d'icône, les accueillit comme des proches. Ils allèrent ensemble à l'endroit où les Demidov avaient vécu avant la guerre.
– Eh bien, voilà, Ivan! Il va falloir rebâtir. Les hommes, pour le moment, il n'y en a plus que quatre, toi compris. Il y a un cheval qui vaut ce qu'il vaut. Mais c'est toujours ça. Je crois qu'avant l'automne on pourra pendre la crémaillère.
– Ce qu'il faut d'abord, Stépanytch, c'est nous marier, dit Ivan en regardant les restes patines de l'isba paternelle.
Le mariage fut célébré au soviet du kolkhoze. Tous ceux qui vivaient à Goritsy – douze personnes – étaient là. Les jeunes mariés étaient assis, un peu gauches et solennels, sous le portrait de Staline. On buvait du samogon, cette rude vodka faite au village. On criait «Gorko [7] !» Puis les femmes, avec des voix un peu désaccordées, comme si elles en avaient perdu l'habitude, se mirent à chanter:
Quelqu 'un descend de la colline,C'est sûrement mon bien-aimé.Comme il est beau! Dans ma poitrineMon cœur s'affole, mon cœur pâmé.Il a sa vareuse kaki,Etoile rouge, galons dorés.Pourquoi au chemin de ma vieAh! pourquoi l'ai-je rencontré?La nuit dense de l'été s'épaississait derrière les fenêtres sans rideaux. Sur la table brillaient faiblement deux lampes à pétrole. Et ceux qui étaient réunis dans cette isba perdue au cœur de la forêt chantaient, riaient; et ils pleuraient aussi, heureux pour les jeunes mariés, amers de leur vie brisée. Ivan portait sa vareuse bien lavée, avec toutes ses décorations; Tatiana, un corsage blanc. C'était le cadeau d'une grande femme au teint basané qui vivait dans les décombres d'une isba, au fond du village.
– Voilà pour toi, la fiancée, avait-elle dit d'une voix rêche, c'est pour tes noces. Quand tu es arrivée, on croyait que tu étais une fille de la ville. On disait: «En voilà une qui a décroché Ivan, un beau parti, et un Héros en plus.» Puis il nous a raconté ton histoire. Va, porte-le pour être belle. Je l'ai coupé moi-même. Je savais que tu aurais de la peine, avec ta main. Ma mère avait gardé le tissu pour son enterrement. C'était tout brodé de croix sur les bords. Elle le gardait dans un petit coffre, à la cave. Quand les Allemands ont brûlé le village, ma mère a brûlé aussi. Plus besoin du drap. J'ai fouillé les cendres et dedans j'ai trouvé ce coffre, intact! Va, porte-le, ça t'ira à merveille. C'est de bon cœur…
Vers la fin du mois d'août, à côté des décombres, on vit s'élever la charpente de la nouvelle isba, répandant la senteur de résine du bois frais. Ivan commença à couvrir le toit. De la petite cabane où ils vivaient, ils déménagèrent dans le coin de l'isba qui était déjà couvert. Le soir, tombant de fatigue, ils s'allongeaient sur du foin odorant répandu sur les planches de bois clair.
Couchés dans l'obscurité, ils regardaient à travers la charpente du toit jaillir et filer dans une glissade fulgurante des étoiles de fin d'été. À travers le village, au-dessus du sol, flottait l'odeur bleue et légère d'un feu de bois dans un potager. Une souris faisait entendre dans un coin son grattement déjà familier. Le silence était à ce point intense que l'on croyait entendre les étoiles filantes effleurer le ciel. Et dans un coin, au-dessus d'une table, on entendait le tic-tac d'un vieux carillon à poids. Ivan l'avait trouvé dans les décombres, couvert de suie et de rouille, les aiguilles figées à une heure terriblement lointaine.
Ils prirent lentement l'habitude l'un de l'autre. Elle ne tressaillait plus quand la main calleuse d'Ivan touchait sur sa poitrine la cicatrice profonde. Lui ne remarquait même plus cette cicatrice ni son petit poing mutilé. Une fois, elle retint sa main et la passa sur les bourrelets de la plaie.