La musique d'une vie
Il pressa son front contre la vitre. Les rideaux de la chambre de ses parents semblèrent bouger. Non, rien. Il repensa au jeune homme-sanglier, à son visage renflé, à son mépris. A sa menace surtout, tout à fait fantaisiste bien sûr, mais qui souvent paraissait réalisable: ce piano et son couvercle cloué avec de gros clous de charpentier. En fait, s'il guettait à présent, devant ce vasistas couvert de toiles d'araignée, c'était à cause de ce jeune sanglier. C'est grâce à sa disparition, par une nuit de décembre, qu'il avait compris que personne n'était à l'abri. Même les vainqueurs. Même ceux qui avaient vaillamment combattu les ennemis du peuple. Même les enfants de ces combattants.
Il vit, à ce moment-là, le joueur d'échecs qui traversait la cour d'un pas tranquille. Le vieil homme agita le bras, saluant une femme qui arrosait les fleurs à sa fenêtre, puis disparut dans une entrée. Le crépuscule empêchait déjà de voir l'expression des traits. Et, comme en réponse à cette impression, la lumière colora les rideaux de la chambre de ses parents. Une ombre se dessina, très familière. Il crut reconnaître sa mère. Et même aperçut une main, sa main bien sûr, qui tirait les rideaux. «Je suis un crétin intégral et le dernier des pleutres», se dit-il en éprouvant un merveilleux dilatement dans sa poitrine. Son regard glissait maintenant sans heurt sur ces rangées de fenêtres qui commençaient à s'allumer. Paisibles, presque assoupissantes dans le calme d'une soirée de mai. Une porte, en bas de l'immeuble où il s'était caché, claqua. Le cliquetis de la serrure, des voix, le silence. Il décida d'attendre encore une minute, à présent tout simplement pour éviter des regards curieux. «En plus, j'ai mon concert samedi…», affirmait en lui une voix confiante. Cet argument semblait écarter définitivement le danger que le vieux fou croisé sur les boulevards avait inventé. «Je vais rentrer, j'aurai encore une heure pour répéter, avant que les voisins ne se mettent à râler.»
Il jeta un dernier coup d'œil sur l'immeuble, et c'est avec ce regard déjà insouciant et fatigué par la tension qu'il vit derrière la fenêtre obscure de leur cuisine un officier qui, de haut en bas, observait la cour.
Il lui sembla que l'escalier serait sans fin. Tour après tour, dans une course affolée, il suivait les zigzags des rampes qui se prolongeaient interminablement comme par une illusion d'optique. Dans les rues, puis dans les couloirs du métro, à la gare, il croyait s'enfoncer toujours dans la spirale glauque de la cage d'escalier, esquiver les portes qui risquaient à tout moment de s'ouvrir. Et son regard emportait la vision d'une fenêtre dans laquelle se découpait la silhouette d'un homme sanglé dans un baudrier. Il ne courait pas, il chutait.
Cette chute cessa devant les guichets. D'une boîte de bonbons, l'employée tira une petite boule rose et la mit dans sa bouche. Et tandis que ses doigts prenaient l'argent et rendaient la monnaie, ses lèvres bougeaient, pressant la sucrerie contre ses dents. Alexeï la dévisageait avec stupeur: derrière l'abattant du guichet commençait donc un monde presque magique, fait de la merveilleuse routine des bonbons, de ce bâillement souriant. Un monde d'où il venait d'être chassé.
Cette vie qui continuait tranquillement sans lui l'avait tellement frappé qu'il ne s'étonna pas de ce qui se passa à la datcha, à Bor. Le père de Léra, ce professeur d'habitude cloîtré dans son bureau et sourd aux appels et aux sonneries, lui ouvrit, cette fois, presque immédiatement. A onze heures du soir. Alexeï ne trouva rien d'étonnant non plus à ce que le vieil homme l'écoutât à peine, se hâtant de lui offrir un repas qui semblait déjà l'attendre sur la table de la cuisine. D'ailleurs, devant ses tentatives pour expliquer ce qui arrivait à ses parents, le professeur n'eut que ce mot: «Mange, mange bien! Et puis essaye de dormir. La nuit porte conseil.» Il répéta ce proverbe plusieurs fois, machinalement, avec l'air de terminer une réflexion que la visite du jeune homme avait interrompue.
Étrangement, malgré la fièvre qui le secouait, il sombra rapidement dans un sommeil épais et bref. Il voulut s'y cacher en espérant se réveiller de l'autre côté du guichet derrière lequel une jeune femme suçotait un bonbon. Il fit un rêve où ce guichet était placé très bas, presque au sol, et il fallait se courber pour apercevoir dans ce soupirail le visage qui remplaçait celui de la guichetière: le visage de Léra, mais d'une Léra ambiguë, surprise dans une occupation inavouable. Il y eut aussi le vieux joueur d'échecs assis sur un banc mouillé par la pluie. Alexeï jouait avec lui, posant les pièces non pas sur un échiquier mais sur les pages d'un atlas anatomique dont les images étaient obscurément liées à leur jeu. Et son sommeil était imprégné par la peur de ne pas deviner ces liens, évidents pour le vieillard. Ce fut, enfin, la silhouette de sa mère qui récitait des vers et soudain les chanta d'une voix si aiguë et désespérée qu'il se réveilla avec un cri muet dans la gorge.
Il consulta sa montre: trois heures et demie. Derrière la fenêtre, la nuit commençait à pâlir. Alexeï observa la chambre, les contours des meubles, et presque calmement pensa: «Mais c'est qu'il va me dénoncer…» En un éclair toutes les étrangetés ignorées la veille se figèrent dans une logique sans issue. Le professeur qui ne se couchait jamais tard avait ouvert dès la première sonnerie, tout habillé. Sa femme sans laquelle il ne pouvait faire un pas était absente. Léra aussi. Dans la chambre, tout était prévu, on eût dit, pour accueillir un hôte… «Non, il ne me dénoncera pas, tout simplement il les laissera entrer…»
Il sauta du lit, s'habilla, ferma le loquet de la porte, enjamba la fenêtre…
Au début du sentier que d'habitude il prenait avec Léra pour aller se baigner dans un étang, il hésita, tourna vers une vieille remise, derrière la maison, s'assit sur un billot, décidant d'attendre. Et n'eut pas à attendre. Du fond de la rue principale qui divisait ce lotissement de datchas en deux, parvint le bruit d'un moteur. La voiture s'arrêta. Dans le silence encore nocturne, il perçut le bruit des coups frappés à la porte, le chuchotement des voix d'hommes et plus claire, sur un ton implorant, mais cherchant à préserver sa dignité, la voix du professeur: «Camarades, vous m'avez promis… C'est un jeune homme fragile. Je vous en prie! Je suis sûr que ses parents…» Quelqu'un lui coupa la parole d'un ton énervé: «Écoutez, professeur, ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas! Vous parlerez quand on vous interrogera…»
Se jetant sur le sentier, Alexeï entendit le tambourinement qui venait de l'intérieur de la maison.
Bien plus tard, quand il aurait percé l'impitoyable lubie qu'a la vie de jouer aux paradoxes, il comprendrait qu'en réalité il devait son salut aux Allemands. Depuis le mois d'avril de cette année 1941, et même avant mais plus confusément, on parlait à Moscou de la menace qui viendrait de l'Ouest. Sa mère se souvenait, à ces occasions, de la famille de sa sœur qui vivait en Ukraine, dans un village reculé. Parents pauvres, pour ainsi dire, et jamais invités à Moscou. On les imaginait dans leur hameau, tout près de la frontière polonaise, exposés à la guerre de plus en plus prévisible. «Mais jamais, voyons, jamais notre armée ne laissera les Allemands traverser la frontière, l'interrompait le père. Et même si, par extraordinaire, ils réussissaient à lâcher quelques bombes, il n'y aurait rien à craindre. Je prends ma voiture, je débarque chez ta sœur, je les ramène vite fait à Moscou.» Ce projet d'évacuation en voiture revenait de temps en temps dans leurs veillées familiales.
Alexeï s'en souvint lorsque, vers six heures du matin, il atteignit, à pied, les faubourgs de Moscou. Sa tête résonnait des noms des camarades de conservatoire qui pouvaient lui venir en aide, des noms qui, considérés un à un, s'estompaient dans le doute. Il pensa alors à cette tante, en Ukraine, se rappela le projet de voyage en voiture, se hâta de s'accrocher à l'idée avant qu'elle ne lui apparût invraisemblable.
Le garage, à quelques rues de leur immeuble, était serré contre le mur d'un monastère détruit. L'endroit, à cette heure-là, était encore désert, les portes des autres garages closes. Il se redressa sur la pointe des pieds et, retenant son souffle comme pour attraper un papillon, tendit la main vers une petite niche sous la tôle ondulée du toit. Son père, distrait, y déposait souvent le double de la clef. Ses doigts tapotèrent fébrilement le fond de la cache et soudain touchèrent le métal.
Il rangea dans le coffre deux bidons d'essence, gardés en réserve, et avant de se mettre au volant regarda autour de lui. Sa pensée, vidée par la fatigue et la peur, s'éveilla: ce garage avec une ampoule terne au plafond, cette odeur de l'essence, ces objets que son père avait touchés – le dernier reflet de leur vie?
Des pas firent crisser le gravier. Alexeï se glissa derrière le volant, l'esprit de nouveau vide, le cœur suspendu, le corps prêt à exécuter le jeu de mouvements familiers et à propulser cette lourde voiture noire contre la porte entrouverte… Mais dehors les bruits s'enchaînèrent dans une suite sans danger: tintement d'un trousseau de clefs, grincement des gonds, départ.
S'arrêtant à un carrefour, il se rendit compte qu'il n'avait eu qu'une fois l'occasion de conduire hors de Moscou: pour amener Léra à la datcha de Bor.
Il trouva dans la voiture une liasse de cartes routières, dont celle de la région, en Ukraine, où habitait sa tante. Une veste et une vieille casquette traînaient sur la banquette arrière. Il les mit et constata, plus tard, combien cet accoutrement facilitait le passage des postes de la milice. Il ressemblait, surtout grâce à cette casquette, à un chauffeur pressé de se rendre au domicile d'un personnage haut placé. Et plus il s'éloignait de Moscou, plus la vue de la grande voiture noire en imposait.
A la fin de la deuxième journée de course, sur une route déjà campagnarde, il croisa une carriole conduite par un jeune paysan qui resta bouche bée devant la voiture surgie au milieu des champs. Avec un fort accent nasal, en mélangeant les mots russes et ukrainiens, il expliqua la direction. Alexeï était à une vingtaine de kilomètres du but.
Avant la nuit, il progressa encore, puis tourna, suivit une piste qui s'enfonçait dans la forêt, s'arrêta quand un gros tronc lui barra la route. Il mangea toute une miche achetée dans une bourgade qu'il avait traversée à midi, se sentit enivré par la nourriture, par la montée du sommeil. La forêt autour de la voiture paraissait infinie. Il voulut regarder l'heure, se rappeler la date, comme pour s'accrocher à une bouée dans l'océan de branches et d'ombres. Couché sur la banquette, il leva le bras vers la lumière qui filtrait à travers le feuillage. Il n'était que huit heures et demie du soir. Le 24 mai…