La terre et le ciel de Jacques Dorme
I
Le temps de vivre ensemble sera si bref que tout leur arrivera pour la première et la dernière fois.
Au début de la nuit, dans la violence de l'amour, il a rompu le fil du vieux collier qu'elle n'enlevait jamais. Les petites perles d'ambre ont criblé le plancher et la pluie qui s'est mise à tomber a d'abord imité cette fine mitraille, puis s'en est détachée, devenant averse, trombes d'eau, enfin une lame de fond inondant la pièce. Après une journée de fournaise et le vent sec qui crissait comme des ailes d'insectes, cette vague atteint leurs corps nus, remplit les draps de la senteur humide des feuilles, de la fraîcheur âpre des plaines. Le mur, face au lit, n'existe pas, juste les cassures des rondins carbonisés, ravages de l'incendie d'il y a deux semaines. Derrière l'embrasure, le ciel d'orage gonfle pesamment sa chair violette, résineuse. Le premier et le dernier orage de mai dans leur vie commune.
Elle se lève, tire la table vers le coin le plus à l'abri du déluge, puis s'arrête près du mur défoncé. Il se redresse, va la rejoindre, l'encercle de ses bras, la bouche enfouie dans ses cheveux, le regard perdu dans le bouillonnement noir derrière la brèche. Le vent, en un long tissu trempé, colle à leur peau, l'homme frissonne et murmure à l'oreille de la femme: «Toi, tu n'as jamais froid…» Elle rit doucement: «Ça fait plus de vingt ans que je suis dans ces steppes. Et toi… Un an? C'est ça… Tu vas t'y faire, tu verras…»
Un convoi secoue lourdement les rails, tout près de la maison. Le soufflement de la locomotive perce dans le noir, à travers la pluie. La masse des wagons s'immobilise sous les fenêtres, le faisceau d'une lampe raye la pièce. L'homme et la femme se taisent, serrés l'un contre l'autre. Du train monte un mélange de voix sifflantes, de plaintes, un long râle de douleur. Des blessés irrécupérables pour le front et qu'on évacue vers les profondeurs du pays. Il est étrange de sentir son propre corps si vivant et encore remué de plaisir. Ces épaules féminines dans la caresse des doigts, la pulsation lente, chaude du sang, là, au creux de la hanche. Et sous le pied, le glissement d'une perle d'ambre. Et la pensée que demain il faudra les ramasser toutes, réparer le collier…
Le plus stupéfiant est de penser à cette journée de demain, à cette chasse aux billes. Dans cette maison à une centaine de kilomètres à peine de la ligne du front, dans ce pays, étranger pour la femme et encore plus étranger pour l'homme… Sous les fenêtres, le convoi s'ébranle, se met à cadencer son tambourinement d'acier. Ils suivent l'effacement des secousses derrière le ruissellement de la pluie. Le corps de la femme est brûlant. «Plus de vingt ans dans ces steppes…», se souvient l'homme et il sourit dans l'obscurité. Depuis leur rencontre, avant-hier, il a eu le temps de lui raconter ce qui s'est passé en France durant cette vingtaine d'années. Comme s'il était possible de se souvenir de tout, comme s'il pouvait énumérer tous les événements, un an après l'autre, à partir de 1921 et jusqu'en juin 1940 où il a quitté le pays…
La pluie rebondit sur le plancher, ils sentent un voile d'humidité sur leur visage. «Tu crois qu'il pourra vraiment s'imposer? murmure-t-elle. Sans armée, sans argent. On a beau être un général…» Il ne répond pas tout de suite, saisi par l'étrangeté de ces minutes: une femme qui depuis tant d'années ne s'est pas entendu appeler par son vrai prénom («Choura», disent les gens d'ici quand ils s'adressent à elle, Choura ou, parfois, Alexandra), lui-même devenu un pilote russe, cette maison éventrée par une explosion, cette bourgade au bord d'un grand fleuve, au milieu des steppes où se prépare une gigantesque bataille…
Un oiseau effrayé par l'orage se jette dans la pièce, trace à travers l'obscurité un vol saccadé, s'échappe par la brèche.
«C'est vrai, il a très peu de gens autour de lui, murmure l'homme, et puis les Anglais, je ne sais pas si on peut compter sur eux… Mais, tu sais, c'est comme dans un combat aérien, ce n'est pas toujours le nombre d'appareils qui décide, ni même leur qualité, c'est… Comment te dire? C'est l'air. Oui, l'air. Tu sens parfois que l'air te porte, joue en ta faveur. L'air ou le ciel. Il faut seulement y croire très fort. Pour lui aussi c'est le ciel qui va jouer plus que tout le reste… Et il y croit.»
***En route, j'ai souvent refait le calcul des années qui me séparaient des deux amants.
«Cinquante ans, à quelques mois près…», me dis-je de nouveau, en suivant derrière le hublot de l'avion la monotonie des heures nocturnes au-dessus de la Sibérie. Cinquante ans… Le chiffre devrait m'impressionner. Mais au lieu de l'ébahissement, le sentiment très vif de la présence de ces deux êtres en moi, de leur profonde appartenance à ce que je suis.
Dehors, on ne peut marcher qu'en enfonçant une pique ou un bâton de ski dans la carapace de neige balayée par le blizzard. À l'intérieur, dans la longue salle à manger de l'isba, le poêle en acier est rouge. L'air sent l'écorce brûlée, le tabac brun, l'alcool à quatre-vingt-dix degrés coupé de sirop de canneberge. Je suis arrivé il y a à peine une heure, le but est atteint, je suis là, dans la maison qu'on appelle le Bord. («C'est au bord, m'a dit un autochtone en indiquant le chemin. – Au bord de quoi? – Au Bord tout court, c'est comme ça qu'on l'appelle, c'est la dernière maison, tu verras, il y a là-bas un terrain pour hélicoptères. Enfin, maintenant, dans le blizzard, tu ne verras rien. Surtout ne lâche jamais le câble!») Je me suis mis à marcher, courbé en deux sous les rafales, mon sac ballotté sur mon dos, une main serrant un vieux bâton de ski, l'autre glissant sur une grosse corde tendue d'une maison à la suivante.
À présent, dans la chaleur de cette cuisine, il ne me reste plus qu'à laisser se calmer le tangage imprimé dans mon corps par la route. Plusieurs jours de train, puis l'avion, enfin ce terrible engin à chenilles qui m'a amené ici à travers les déserts de glace. Et la dernière étape: cette avancée interminable le long du câble enrobé de givre, un pénible piétinement jusqu'au Bord. Au bord de quoi? Au bord de tout. De la terre habitée, de l'Arctique, de la nuit polaire. Le câble s'arrêtait là, cloué aux rondins de la dernière maison.
Je parviens à bouger les pieds dans mes bottes. Mes mains, les phalanges des doigts revivent, obéissent, je serre la tasse sans la renverser comme tout à l'heure. «Le but est atteint», me dis-je en souriant. Je suis dans les lieux que Jacques Dorme a jadis survolés. Demain je verrai l'endroit où s'est brisée une vie que je porte en moi depuis l'enfance. Sa vie et celle de la femme qui l'avait aimé. Dans la somnolence bienheureuse de mon épuisement, ces vies anciennes s'animent derrière mes paupières, ressuscitent le récit d'une journée, une ville, le souvenir imaginé d'une nuit. De cette nuit où la pluie avait imité le staccato des perles d'ambre…
«Écoute, ami, tu la connais, cette histoire du jeune Moscovite, un peu comme toi, qui vient pour la première fois dans la taïga de Yakoutie? Attends, je vais te la raconter…»
C'est l'un de mes hôtes qui parle. Ils sont trois dans la maison du Bord. Ces deux géologues qui, en me serrant la main, avaient répété dans une coïncidence cocasse le même prénom: Lev. Deux Léon, deux lions, me suis-je dit en cachant un sourire. Le premier, grand et large d'épaules, a deviné sans doute ma pensée et a voulu préciser: «Non, le vrai lion, c'est moi. Lui, c'est un lionceau…» Le second, petit et au visage tavelé d'engelures, s'est écrié: «Tu la fermes, Trotski!» J'ai bu avec eux un verre de bienvenue, cet inhumain breuvage, l'alcool à peine adouci par la canneberge, puis avec une facilité presque magique j'ai réussi à me faire accepter pour leur expédition de demain. «Mais bien sûr, ami, on n'a qu'à dire deux mots au pilote, et c'est comme si c'était fait. Il t'amènera où tu veux pendant qu'on fait péter la montagne.» J'ai tiré de mon sac une bouteille de cognac que j'avais apportée de Paris, on l'a versée dans trois gros verres à facettes. Ils ont bu, se sont regardés, l'air dubitatif. La coutume russe interdit de critiquer la chose offerte. «Il est… bon, a conclu le grand Lev. – Oui, pas mal, a confirmé le petit Lev. C'est comme ce vin qu'on donne à l'église. Les femmes doivent aimer. Valia, tu veux un petit verre?»
Valia, la cuisinière, a secoué la tête pour refuser. Les bras blancs de farine jusqu'aux coudes, elle pétrissait la pâte sur une grande table à l'autre bout de la pièce. Une femme démesurée: une lourde et ronde poitrine qui bombait son gros pull, une croupe large qui, sur un tabouret, recouvrait complètement le siège. Les yeux bridés comme ceux des Yakoutes mais la peau très blanche, une puissance charnelle faisant penser aux femmes d'Ukraine. «Quel homme pourrait aborder une telle géante?» ai-je pensé avec un effroi admiratif.
J'écoute à présent l'histoire déjà entamée que raconte le petit Lev.
«… Et donc il débarque de Moscou, en pleine taïga, il ne connaît rien, mais il est un peu comme vous tous, plein de zèle. Et les vieux Sibériens lui disent tout de suite: "Si tu veux être des nôtres, tu dois faire trois choses: premièrement, boire une bouteille de vodka cul sec, deuxièmement, sauter une femme yakoute, et troisièmement, aller dans la taïga serrer la patte à une ourse." Alors, notre bonhomme s'excite, saisit une bouteille et hop, cul sec! Et puis, il court dans la taïga. Une heure après, il revient tout écorché et crie à tue-tête: "Bon, montrez-moi une femme yakoute, je vais lui serrer la patte! " Ha, ha, ha…»
Ils rient à s'étrangler, moi aussi par contagion et surtout devant la drôlerie de la pantomime que le petit Lev se met à jouer: un jeune néophyte avale un demi-litre d'alcool et court dans la taïga où il viole une ourse. Valia vient à ce moment en apportant un plateau de pommes de terre fumantes. Le petit Lev, en pleine agitation théâtrale, se jette vers elle, l'aborde par-derrière, ses mains enlaçant les hanches de la femme, le menton piquant dans son large dos. Une ourse attaquée par le naïf Moscovite. Elle se retourne, le sourire aux lèvres, mais les yeux lançant des flammes: comment ce nain ose-t-il? Sa main s'abat sur la tête de Lev exactement comme ferait la patte d'une ourse, avec une puissance débonnaire. L'homme, le visage poudré de farine, est projeté contre le mur.
La nuit, le sifflement du blizzard devient l'unique fond pour tous les autres bruits: le ronflement des Lev, le craquement du bois dans le poêle et, de temps en temps, le crissement d'une Page. Dans la pièce voisine, Valia lit le gros livre que j'ai vu, en arrivant, posé sur l'appui d'une fenêtre. Un de ces romans des années soixante où l'amour se vivait à l'ombre d'immenses centrales électriques en construction, de la taïga conquise, des exploits distingués par la mère patrie. Une fiction pas trop éloignée, en fait, de la vie de cette femme ou de ses rêves, qui sait? Je ne remarque pas à quel moment elle éteint la lumière.