La terre et le ciel de Jacques Dorme
La porte de la cuisine s'ouvrit, Valia entra tenant une grande bouilloire qui lâchait un filet de vapeur. Je me rappelai mon étonnement: «Quel homme pourrait lui faire l'amour?» Son corps sembla retrouver des proportions normales, la présence du pilote la rendait féminine, séduisante même. «Tu mangeras quelque chose?» lui demanda-t-elle. Il sourit, l'air un peu bourru: «Non, on n'a pas le temps, ils ont annoncé du vent pour la fin de la journée… Donne juste un peu de saumure à ces deux poivrots, sinon ils vont salir l'appareil et la moitié de l'Arctique…» Il secoua la bouteille de cognac et bougonna toujours en souriant: «Et maintenant, voilà qu'ils se soûlent à la gnôle d'importation! Aristocrates…»
Le petit Lev intervint alors, cherchant la conciliation, une main dirigée vers moi: «Tu sais, chef, cette bouteille, c'est notre camarade de Moscou qui nous l'a apportée. C'est du cognac, mais c'est pas fort du tout! D'ailleurs, s'il pouvait venir avec nous ce matin, il est journaliste…» La dernière phrase était dite d'une voix décroissante et se perdit dans un bafouillerent final.
Le pilote se tourna vers moi, m'enveloppa d'un regard dur mais sans hostilité. «Le cama-rade moscovite…, murmura-t-il. Vous les faites boire et eux, après, ils se feront péter le cul au lieu de faire sauter la montagne…» Il s'inclina pour passer dans la cuisine et ajouta, déjà pardessus son épaule comme pour une affaire réglée: «Quant à partir avec nous, désolé, je ne fais pas de visites guidées.»
Le grand Lev lui emboîta le pas, en évitant mon regard. Le petit m'adressa une grimace contrite, les bras écartés dans un geste d'impuissance.
Je sortis. Le jour venait de se lever: une grisaille cendrée permettait de distinguer la ligne des montagnes et, à mes pieds, un arbre nain tendait vers le ciel ses fines branches tordues faisant penser à des fils barbelés. Dans la pénombre, l'hélicoptère brassait une lente voltige de flocons. J'étais à une heure de vol du but de mon périple. Depuis Paris j'avais franchi plus de onze mille kilomètres. L'endroit où reposait l'avion de Jacques Dorme se trouvait là, quelque part au milieu de cette chaîne glacée. Je sentis le froid (moins trente-cinq? moins quarante? comme la veille…) me herser le visage, fendiller la vue par des facettes de larmes. Je compris soudain que voir cet endroit était essentiel, que la curiosité d'écrivain n'y était pour rien, que la vie m'avait, secrètement, mené vers ce lieu et que j'aurais vécu autrement sans l'avoir vu.
La porte grinça. Les deux Lev sortirent, chargés de caisses, se dirigèrent vers l'hélicoptère. J'entendis la voix de Valia. Le pilote s'arrêta sur le seuil. Je l'abordai maladroitement, en lui barrant la route: «Écoutez, je pourrais peut-être vous…» Je vis l'expression de ses yeux, je ne terminai pas ma phrase («vous payer?»). Il me donna une tape sur l'épaule et conseilla sur un ton plutôt amical: «Je serais vous, j'irais vite au village, il n'y aura pas d'autre tracteur jusqu'au soir…»
C'est alors que, d'une voix presque éteinte, en acceptant l'échec et ne demandant plus rien, je parlai de Jacques Dorme. Je réussis à dire sa vie en quelques phrases brèves, nues. Je me trouvais dans un état d'abattement tel que j'entendais à peine ce que je disais. Et c'est dans cet état seulement que je fus capable d'exprimer toute la douloureuse vérité de cette vie. Un aviateur venu d'un pays lointain rencontre une femme du même pays et, pendant très peu de jours, dans une ville dont il ne restera bientôt que des ruines, ils s'aiment; puis il part au bout de la terre pour conduire les avions destinés au front, et meurt, en s'écrasant sur un versant de glace, sous le ciel blême du cercle polaire.
Je l'avais dit autrement. Non pas mieux, mais plus brièvement encore, plus près de l'essence de leur amour.
Le pilote lâcha la poignée de la porte et murmura comme dans un effort de mémoire: «Oui, je vois maintenant… C'était ce pont aérien entre l'Alaska et la Sibérie. L'Alsib… Des escadrilles de vrais as. On les a presque oubliés aujourd'hui. Cet avion, c'est pas celui qu'on peut voir dans le Trident?» J'opinai. Le Trident, une montagne à trois pics…
«Chef, c'est la dernière, on peut partir!» Le petit Lev descendait le perron, une caisse posée en équilibre sur son épaule.
Le pilote toussota. «Et cette femme, elle était… qui pour vous? Vous l'avez connue?» Je parlai très bas, comme s'il n'y avait personne pour m'écouter dans ce désert blanc: «Elle était pour moi comme une sorte de… Oui, comme une mère…»
«Commandant, on est O.K.!» La voix du grand Lev fut coupée par un claquement de porte.
«Vous avez des papiers sur vous?» demanda le pilote en se frottant le nez. Je pensai à mon passeport rédigé dans une langue qu'il ne saurait pas lire, à la mention «dans tout pays sauf URSS».
«Non, c'est que je suis… Non, pas de papiers…» Il hocha la tête, écarta les mains comme pour dire: «Dans ce cas, je ne peux rien pour vous», puis soudain indiqua d'un coup de menton son hélicoptère et soupira en souriant: «Bon, allez, montez!»
Dans son envol, l'appareil gîta et, l'espace d'un instant, je vis la maison du Bord, la lumière dans la fenêtre de la cuisine. Il me sembla que le pilote aussi regardait cette fenêtre.
***Deux ans et demi après ce voyage clandestin, le manuscrit était prêt. Un récit très romancé car, à l'époque, je croyais que seule la fiction pouvait rendre lisible l'invraisemblance du réel.
Il fut refusé par plusieurs éditeurs et entra alors dans cette existence fantomatique mais exaltée que connaissent tous les textes méthodiquement renvoyés: une vie de mort-né ou de revenant, des limbes traversés par des regains d'espoir, par des nuits de relecture fiévreuse, par le dégoût envers l'écrit. L'impression de prêcher dans un désert très peuplé. Une impasse dont le bout s'éloigne à mesure qu'on progresse. Un cul-de-sac infini.
J'étais à mi-chemin de ce parcours quand le recul de l'impasse sembla stopper. Je me retrouvai dans le bureau d'une directrice littéraire, dans l'une des grandes maisons d'édition parisiennes, en train d'écouter des éloges si appuyés que je craignis un piège. Tout était, d'ailleurs, suspect dans ce rendez-vous. Je m'étais attendu à voir un lettré aux cheveux blancs épars, à la toux grasse, aux vêtements macérés dans le tabac, au corps à moitié enfoui sous les manuscrits, une vraie bête de l'édition. Or ce fut une femme, installée avec la grâce d'un lézard derrière une table où ne trônait que mon texte. Petite, brune, les yeux très foncés et brillants, elle était assise sur une chaise haute, à l'ancienne, si dure qu'il fallait utiliser un coussin. Elle avait ce charme énervant que possède, pour un homme, une femme qui n'est pas son genre mais dont il imagine pourtant avec précision ce qui peut rendre amoureux fou un autre homme, l'homme qu'il n'est pas. Je me le dirais plus tard. Pour l'instant, je ne voyais que le mouvement de ses lèvres qui formulaient sans aucune précaution éditoriale un avis passionnément favorable. Je crus sans doute au miracle du prêcheur enfin entendu au milieu du désert, et c'est cela qui me perdit.
Je lui coupai la parole (Elle disait: «Ce qui est surtout très beau c'est ce couple, cet enfant et cette vieille Française qui lui parle de sa patrie et qui lui apprend sa langue…»), je me mis à révéler la trame réelle cachée derrière le romanesque. Des bouts de vie que seule l'intrigue savait relier, des bouts d'amour dont seule l'imagination parvenait à faire une histoire amoureuse, une foule d'hommes et de femmes qu'il avait fallu rejeter dans l'oubli…
«D'ailleurs, cette vieille Française et son petit-fils, en réalité, ils n'étaient pas…» Je poussais plus loin ce qui devenait, malgré moi, une œuvre de destruction. Je dus m'en apercevoir à la petite grimace de dépit qui glissa sur le visage de la femme. «Cependant tous les personnages sont bien réels!» terminai-je comme pour donner la preuve d'une origine contrôlée.
Je ne sais pas si elle était consciente que c'étaient ses éloges qui m'avaient entraîné dans cet épanchement absurde. Sa déception fut celle d'un numismate qui s'extasie devant les monnaies anciennes apportées par un terrassier, en commente finement l'époque et le lieu de la frappe et qui voit soudain l'ouvrier attraper un précieux ducat et l'estampiller de son croc pour démontrer que c'est bien de l'or.
Sa voix ne changea pas. «Oui, c'est ça… Mais je voulais vous dire qu'il y a, surtout dans la dernière partie, là où vous parlez du pilote, trop de choses brutes, pas du tout retravaillées par l'imaginaire. Et puis, le personnage du général, cette rencontre…
– Mais tout cela est vrai…
– Justement, c'est ça qui cloche. Trop vrai Pour un roman.»
Je partis informé d'un ultimatum poli mais ferme me sommant de réécrire la partie en question.
L'esprit de l'escalier me visita non pas dans l'escalier, trop étroit et dangereux pour penser à l'écriture, mais sur la courbe du trottoir filant vers la rue du Bac. Parmi un flot d'arguments tardifs, vint le débat sur la vérité et la fiction déclenché par Guerre et Paix . Une critique assassine, des historiens trouvant dans le livre plus d'un millier d'erreurs, et ce verdict dans un journal: «Si cet auteur avait tant soit peu de talent, il faudrait le maudire.» Mais surtout l'avis du vieil académicien Narov qui ne pouvait pas pardonner à Tolstoï l'image dégradante du grand chef d'armées Koutouzov. Car la veille de la bataille décisive contre Bonaparte, on voit le sauveur de la Russie se prélasser dans un fauteuil, posture passablement relâchée et fort peu militaire, et, suprême injure, plongé dans un roman français! Les Chevaliers du Cygne de Mme de Genlis… «Quelle imagination perverse a pu créer une scène aussi fausse? tempêtait l'académicien. Koutouzov en ces heures tragiques était sans doute en train de scruter les cartes d'état-major ou, au pis aller, de lire du Jules César.» Difficile de contredire Narov qui a participé à la bataille où il a même perdu un bras. Et pourtant… Après sa mort, on trouvera dans sa bibliothèque une quantité de romans français, dont Les Chevaliers du Cygne avec cette mention manuscrite sur la page de garde: «Lu à l'hôpital où, fait prisonnier par les Français, je soignais mes blessures.»
Je regrettai, quelques secondes, de ne pas avoir raconté l'anecdote à la directrice littéraire. Mais en fait, cette histoire démontrait-elle vraiment quelque chose? Les cartes d'état-major ou Mme de Genlis? Peut-être tout simplement la mélancolie d'un vieil homme à qui il reste un an à vivre, un homme qui a vu tant de guerres, tant de triomphes et tant de défaites, et qui, «en ces heures tragiques», laisse son regard errer dans la sérénité d'une belle journée du début de septembre. Ce calme disparaîtra demain, il le sait, sous la terre retournée par les explosions, sous le piétinement des centaines de milliers d'hommes pressés de s'entr'égorger, sous les flots de sang que perdront cinquante ou cent mille victimes prévisibles. Et quelque temps après y régnera de nouveau le même calme, brillera le même soleil et voleront les mêmes fils de la Vierge.