Requiem pour l'Est
Mais à mi-parcours du petit pont qui tangue sur ses cordes soudain tout change. L'enfant ne voit pas les lattes usées sur lesquelles la femme avance en chancelant, ni le vide laissé par les lattes manquantes, ni l'écume phosphorescente du courant. Pourtant il devine, sans savoir pourquoi, que la femme qui le porte a peur. Et cette peur chez une adulte est aussi étrange que ce brusque mouvement par lequel elle mord le col de sa chemise d'enfant, écarte ses bras pour s'accrocher aux cordes et le laisse en suspens dans l'air noir. L'enfant a l'impression de voler tant le pas, un saut presque, par-dessus les lattes cassées est long… Les galets de la berge s'entrechoquent sous les pieds de la femme. Elle desserre les mâchoires, reprend l'enfant dans ses bras. Et avec hâte lui applique sa paume sur la bouche en devançant le cri que cet être qui commence à comprendre allait lancer.
Leur fuite nocturne coïncida, pour l'enfant, avec cet instant unique où le monde devient mots. La veille encore tout se fondait dans un lumineux alliage de sons, de ciels, de visages familiers. Le soleil déclinait et sur le seuil de la maison apparaissait le père – et la joie de ce soleil bas était aussi celle de voir cet homme souriant que le soleil ramenait chez lui, ou peut-être était-ce le retour du père qui plongeait le soleil dans les branches de la forêt et cuivrait ses rayons. Les mains de la mère sentaient le linge lavé dans l'eau glacée du courant et cette odeur embaumait les premières heures des matinées en se mêlant avec la coulée de l'air qui descendait des montagnes. Et ce flux odorant était inséparable de la brève caresse que les doigts de la mère égaraient dans les cheveux de l'enfant en le réveillant. Parfois, au milieu de ce tissage de lumières et de senteurs, une note plus rare: la présence de cette femme aux cheveux blancs. Sa venue correspondait tantôt au retrait des dernières neiges vers les sommets, tantôt à la floraison de ces grandes fleurs pourpres qui, sur leurs longues tiges, semblaient éclairer le sous-bois. Elle venait et l'enfant percevait un surcroît de clarté sur tout ce qu'il voyait et respirait. Il finit par associer ce mystérieux bonheur au petit pont suspendu que la femme traversait pour passer quelques jours dans leur maison.
Cette nuit-là, la même femme serra dans ses dents le col de sa chemise et le transporta sur le petit pont qui leur tendait les pièges de ses lattes cassées. S'affalant au milieu de la broussaille, elle eut le temps d'étouffer le cri de l'enfant. Il se débattit une seconde puis se figea, effrayé par une sensation toute neuve: la main de la femme tremblait. À présent silencieux, il regardait le monde se briser en objets qu'il pouvait nommer et qui, nommés, lui faisaient mal aux yeux. Cette lune, une sorte de soleil glacé. Ce pont qui ne portait plus aucun secret de bonheur. L'odeur de l'eau qui n'évoquait plus la fraîcheur des mains maternelles. Mais surtout cette femme assise dans le noir, le visage anxieux tendu vers une menace.
Il se souvint que toute leur promenade qui avait débuté bien avant le coucher du soleil n'était qu'un lent glissement vers ce monde fissuré par l'étrangeté et la peur. Ils avaient marché d'abord dans la forêt, en montant, en descendant, d'un pas trop rapide pour une balade ordinaire. Le soleil avait décliné sans attendre le sourire du père. Puis la forêt les avait poussés vers un espace vide et plan, et l'enfant, n'en croyant pas ses yeux, avait vu plusieurs maisons alignées le long d'un chemin. Avant, il n'y avait au monde qu'une seule maison, la leur, cachée entre le courant et le flanc boisé de la montagne. La maison unique comme le ciel ou le soleil, imprégnée de toutes les senteurs que répandait la forêt, liée au jaunissement des feuilles qui recouvraient son toit, attentive aux changements des lumières. Maintenant, cette rue bordée de maisons! Leur multiplication blesse la vue, provoque une douloureuse nécessité de réagir… Le mot «maison» se forme dans la bouche de l'enfant en laissant un goût fade, creux. Ils passent un long moment dans une cour déserte, derrière une haie, et quand l'enfant s'impatiente et articule «maison» pour dire qu'il veut rentrer, la femme le serre contre elle et l'empêche de parler. Par-dessus son épaule, il parvient à apercevoir un groupe d'hommes. Leur apparition le laisse dans une incompréhension totale. Inconscient, il dit: «Les gens…» Le mot qu'il avait entendu à la maison, prononcé toujours avec un léger flottement d'angoisse. Les gens, les autres, eux… Il les voit maintenant, en chair et en os, ils existent. Le monde s'élargit, grouille, détruit la singularité de ceux qui l'entouraient avant: la mère, le père, la femme aux cheveux blancs. En disant «les gens», il croit commettre quelque chose d'irrémédiable. Il ferme les yeux, les rouvre. Les gens qui disparaissent au bout de la rue sont tous pareils dans leurs vestes et pantalons sombres, chaussés de leurs longues bottes noires. Il entend la femme respirer profondément.
C'est dans la nuit, après la traversée du petit pont suspendu, que les mots l'agressent, le forcent à comprendre. Il comprend que ce qui manquait aux maisons du village où ils viennent de voir «les gens», c'était le grand disque de pierre. Ces maisons étaient vides, leurs portes bâillaient et aucun éclat de mica ne brillait dans la pénombre de leurs pièces. Soudain, un doute surgit: et si la maison n'avait pas besoin de ce roc gris en son milieu? Et si leur maison n'était pas une vraie maison? Les conversations des adultes qu'il gardait dans sa mémoire comme une simple cadence se hérissent de mots. Il comprend, par bribes, ces paroles retenues malgré lui. L'histoire de la pierre, de son apparition, de sa force… Ils en parlaient souvent. Donc, tout cela n'aurait pas dû être: même ce geste de la mère qui, le soir, fixait une bougie dans cette longue fissure sur la tranche du roc.
La vie de sa famille lui paraît tout à coup très fragile face à ce monde menaçant où les maisons se passent de disque de granit et où les habitants, portant tous des bottes noires, disparaissent dans une rue qui ne finit nulle part. L'enfant devine confusément que c'est à cause de ces «gens» que leur famille était obligée de vivre dans la forêt et non dans le village des autres. Il continue à déchiffrer les mots qu'il a retenus des conversations des adultes, il a de plus en plus peur. Il n'a pas vu ses parents depuis le soleil d'après-midi et cette séparation, il le sent, peut durer indéfiniment dans ce monde sans limites…
Son cri est étouffé par une main qui lui semble étrangère. Car elle tremble. Il se tait un instant. Dans l'obscurité, on entend, en contrebas de leur cache, les pas sur les galets de la berge, des voix, un bref grincement métallique. L'enfant se débat, il va se libérer de cette main qui comprime ses sanglots, il va appeler sa mère, il a reconnu la voix de son père, là-bas. Il ne veut plus de ce monde où tout est miné par les mots. Il ne veut pas comprendre.
C'est à travers l'essoufflement de sa lutte qu'il entend soudain une mélodie. Une musique à peine audible. Un petit chant presque silencieux que la femme murmure à son oreille. Il essaie d'en saisir les mots. Mais les paroles ont une étrange beauté libre de sens. Une langue qu'il n'a jamais entendue. Tout autre que celle de ses parents. Une langue qui n'exige pas la compréhension, juste la plongée dans son rythme ondoyant, dans la souplesse veloutée de ses sons.
Grisé par cette langue inconnue, l'enfant s'endort et il n'entend ni les coups de feu lointains multipliés par les échos, ni ce long cri qui parvient jusqu'à eux avec tout son désespoir d'amour.
Sans toi j'aurais définitivement abandonné cet enfant endormi au milieu de la forêt caucasienne, comme souvent nous abandonnons à l'oubli des parcelles irrécupérables de nous-mêmes, jugées trop lointaines, ou trop pénibles, ou bien trop difficiles à avouer. Un soir, tu parlas de la vérité de nos vies. Je dus mal te comprendre. Je me trompai certainement sur le sens de tes paroles. Et pourtant c'est cette erreur qui fit renaître en moi l'enfant oublié.