Requiem pour l'Est
Ces cours guerriers que j'écoutais penché sur les corps des opérés me poussèrent, d'une manière à la fois très directe et détournée, à réfléchir à la stupéfiante pauvreté de ce que je vivais avec les femmes que je rencontrais et croyais aimer. Une comparaison comique opposa dans ma tête l'ingéniosité des armes que vantait l'instructeur (tous ces réservoirs auto-obturants et autres lance-leurres) et la rudimentaire mécanique de ces amours. Je n'avais pas encore trente ans à l'époque et mon cynisme avait parfois la peau tendre. «J'ai eu d'elles ce que j'avais envie de prendre», me disaisje sans le croire. «Ce qu'elles avaient envie de me donner… Tout ce qu'une telle liaison pouvait nous donner…» Je tournais et retournais ces formules, en essayant, au moins par ces assemblages verbaux, de concurrencer la perfection des machines.
«Curiosité!» Ce mot, inconsciemment deviné depuis longtemps, sonna tout à coup d'un ton juste et dur. La femme qui, trois jours auparavant, était repartie à Moscou, avait de la curiosité pour moi. Et cette curiosité nous procurait une liaison vive, bien jouée du début à la fin, sans risque d'amour. Comme dans une plongée sous-marine, elle me sondait avec son corps, explorait l'homme qui l'avait intriguée, se créant un souvenir pareil à celui d'un pays exotique qui manque à l'expérience de nos yeux. Elle n'était pas venue la dernière nuit avant son départ, elle avait «trop de valises à bourrer». J'avais ressenti la vague impression qu'elle me manquait déjà. Sans grand effort de cynisme, j'étais parvenu à réduire ce manque à la sensation de la pulpe de ses seins, à l'angle de ses genoux écartés, à la cadence respiratoire de son plaisir…
«Caractéristiques techniques, comme dirait l'instructeur», pensais-je à présent en me rappelant que les femmes qui avaient précédé celle-ci (l'une travaillant à l'ambassade, l'autre rencontrée à Moscou…) avaient aussi cette curiosité d'exploratrices. Le souvenir très lointain qui me poursuivait depuis l'enfance revint: l'anniversaire dans une famille qui a la générosité d'inviter un jeune barbare aux cheveux ras, deux fillettes qui me regardent avec une curiosité en petits coups de sonde. Leurs parents ont dû sans doute les prévenir qu'il s'agissait d'un enfant pas comme les autres, sans famille, sans domicile bien à lui, et qui n'a peut-être jamais goûté de la confiture. Tous ces «sans» apparaissent aux deux sœurs blondes tantôt comme une privation inimaginable, tantôt comme une promesse confuse de liberté. Elles m'observent avec la nonchalance feinte d'un zoologue qui, pour ne pas effaroucher l'animal, le contourne la tête en l'air, tout en scrutant du coin de l'œil chacun de ses mouvements…
Je traduisis la curiosité des fillettes en langage de femmes. J'étais toujours la même bête étrange qui ne faisait pas comme les autres, c'est-à-dire n'économisait pas sa solde gagnée dans ces pays en guerre, ne briguait pas une carrière, n'avait aucun projet. Cette vie «sans» contenait pour les femmes la promesse, à présent évidente, d'une liaison sans le poids de l'amour, d'une rapide exploration zoologique qui n'aurait pas de suite dans leur vie principale. Avec une ironie un peu acide, je me disais qu'en fin de compte je ressemblais beaucoup à l'instructeur qui hurlait derrière le mur («Quatre lance-pots fumigènes sont placés à l'avant du véhicule, là et là…») et qui, à part son uniforme toujours sans un pli, n'avait dans son unique valise qu'un vieux costume et une paire de chaussures d'un autre âge.
C'est peut-être sa jeunesse ou son inexpérience (elle venait d'avoir vingt-deux ans et se retrouvait pour la première fois à l'étranger) qui me firent quitter ma carapace zoologique. Interprète à l'ambassade d'Aden, elle attrapa, un jour, une insolation, on l'amena chez nous, à l'hôpital… Je me sentis utile, je connaissais déjà bien le Yémen, et puis sa fragilité me rendait agréablement âgé et protecteur. Cette impression ressemblait à de la tendresse. Et dans l'amour, son corps gardait la même faiblesse résignée et touchante que le jour de son malaise. J'en vins à espérer que cet attachement se poursuivrait malgré le départ de l'ambassade dès le début de la guerre civile. «Nous nous reverrons à Moscou, me disais-je, il est temps de toute façon que je jette l'ancre…» C'était la première fois de ma vie que de telles pensées me venaient à l'esprit.
Elle partit avec l'un des premiers avions qui évacuaient le personnel de l'ambassade et les coopérants. Ce qui me frappa le plus ce n'était pas son refus de nous revoir à Moscou, mais plutôt la peur de ce refus que je surpris subitement en moi, une peur vieille de plusieurs jours. «Ce serait diplomatiquement délicat», coupa-t-elle en souriant mais avec un air de fermeté qui la mettait déjà dans un futur où je n'existais pas. «Délicat vis-à-vis de ton fiancé?» demandai-je en copiant, mais mal, son ironie. «C'est plus compliqué que ça…» Elle évita ma réplique («Que peut-il y avoir de plus compliqué qu'un fiancé?») en me demandant de l'aider à descendre ses valises. Devant le car, je la vis telle qu'elle serait à l'arrivée: un tailleur (les journées encore fraîches à Moscou), des escarpins qui avaient remplacé les sandales, un air de jeune femme ayant travaillé à l'étranger avec tout ce que cela supposait dans un pays d'où l'on sortait difficilement à l'époque. Je cherchai en vain un mot poli mais blessant qui eût pu, ne fût-ce que pour une seconde, la rendre de nouveau faible, enfantine, étonnée – telle que je l'aimais et que j'avais peur de la perdre. Assise derrière la vitre, elle posa sur moi un regard déjà tout à fait détaché et dut apercevoir mes chaussures grises de poussière. «Un homme que j'ai aimé…», dut-elle se dire, et elle ressentit sans doute cette brève pitié qui nous saisit à la vue d'une parcelle de nous-mêmes conservée dans le corps d'un être désormais étranger.
«Je t'écrirai…
– Mais…»
Nous dîmes ce «mais» d'une seule voix, elle, se redressant sur son siège, moi, me protégeant de la poussière que le car souleva en démarrant. Là où elle allait, je n'avais que cette adresse vague d'une chambre, dans un appartement communautaire, depuis longtemps louée à quelqu'un d'autre. Ici, on entendait déjà le premier crépitement des armes à la périphérie de la ville.
Je rentrai à l'hôpital à pied. Autour des ambassades les gens s'attroupaient, les voitures partaient toutes dans la même direction, vers l'aéroport. Il était amusant de voir que malgré ce remue-ménage, chaque nation restait fidèle à elle-même. Les Américains bloquaient la rue par l'abondance des moyens de locomotion, par la pesante et tranquille arrogance de leurs préparatifs. Les Anglais quittaient les lieux comme s'il s'agissait d'un déplacement quotidien dont la banalité ne méritait pas un mot, pas un geste de plus. Les Français organisaient le désordre, se donnaient des consignes les uns aux autres, attendaient quelqu'un sans qui le départ était impossible et qui pourtant était déjà parti. Les représentants des petits pays sollicitaient la compréhension des grands…
Je ne parvins pas à pénétrer dans l'hôpital. Les soldats installaient autour du bâtiment des abris de tir, condamnaient, on ne savait trop pourquoi, la porte principale et pointaient vers le ciel les canons des mortiers dont j'entendrais le bruit sur le chemin du retour. Pendant la nuit, passée à l'ambassade, j'essaierais d'identifier à l'oreille le quartier de la ville le plus touché, en imaginant les salles vides de l'hôpital, ma valise dans la chambre au premier étage et, dans un tiroir, ce coquillage de la mer Rouge, préparé en cadeau pour celle qui venait de partir. Le cynisme n'étant pas un sentiment nocturne, je ne réussirais à railler ni ce coquillage (qui se retrouverait le lendemain sous les décombres de l'hôpital bombardé) ni nos adieux devant le car. Et quand, enfin, je raviverais cette moquerie sans gaîté, je verrais qu'il ne restait rien d'autre dans ma vie: cette dérision usée et la charpie de souvenirs inutiles.