La Ligue Des Rouquins
– C’est vrai: pourquoi? Vous avez la chance d’avoir un employé qui accepte d’être payé au-dessous du tarif; à notre époque il n’y a pas beaucoup d’employeurs qui pourraient en dire autant. Mais est-ce que votre commis est tout aussi remarquable dans son genre, que l’annonce de tout à l’heure?
– Oh! il a ses défauts, bien sûr! dit M. Wilson. Par exemple, je n’ai jamais vu un pareil fanatique de la photographie. Il disparaît soudain avec un appareil, alors qu’il devrait plutôt chercher à enrichir son esprit, puis il revient, et c’est pour foncer dans la cave, tel un lièvre dans son terrier, où il développe ses photos. Voilà son principal défaut; mais dans l’ensemble il travaille bien. Je ne lui connais aucun vice.
– Il est encore avec vous, je présume?
– Oui, monsieur. Lui, plus une gamine de quatorze ans qui nettoie et fait un peu de cuisine. C’est tout ce qu’il y a chez moi, car je suis veuf et je n’ai jamais eu d’enfants. Nous vivons tous trois monsieur, très paisiblement; et au moins, à défaut d’autre richesse, nous avons un toit et payons comptant.
«Nos ennuis ont commencé avec cette annonce. Spaulding est arrivé au bureau, il y a juste huit semaines aujourd’hui, avec le journal, et il m’a dit:
“Je voudrais bien être un rouquin, monsieur Wilson!
– Un rouquin? et pourquoi? lui ai je demandé.
– Parce qu’il y a un poste vacant à la Ligue des rouquins et que le type qui sera désigné gagnera une petite fortune. J’ai l’impression qu’il y a plus de postes vacants que de candidats, et que les administrateurs ne savent pas quoi faire de l’argent du legs. Si seulement mes cheveux consentaient à changer de couleur, ça serait une belle planque pour moi!
– Quoi? quoi? qu’est-ce que tu veux dire?… demandai je. Parce que, monsieur Holmes, je suis très casanier, moi; et comme les affaires viennent à mon bureau sans que j’aie besoin d’aller au devant elles, la fin de la semaine arrive souvent avant que j’aie mis un pied dehors. De cette façon je ne me tiens pas très au courant de ce qui se passe à l’extérieur, mais je suis toujours content d’avoir des nouvelles.
– Jamais entendu parler de la Ligue des Rouquins? interroge Spaulding en écarquillant les yeux.
– Jamais!
– Eh bien! ça m’épate! En tout cas, vous pourriez obtenir l’un des postes vacants.
– Et qu’est-ce que ça me rapporterait?
– Oh! pas loin de deux cents livres par an! Et le travail est facile: il n’empêche personne de s’occuper en même temps d’autre chose.”
«Bon. Vous devinez que je dresse l’oreille; d’autant plus que depuis quelques années les affaires sont très calmes. Deux cents livres de plus? cela m’arrangerait bien!
“Vide ton sac! dis je à mon commis.
– Voilà… (il me montre le journal et l’annonce). Vous voyez bien qu’à la Ligue, il y a un poste vacant; ils donnent même l’adresse où se présenter. Pourtant que je me souvienne, la Ligue des rouquins a été fondée par un millionnaire américain, du nom d’Ezechiah Hopkins. C’était un type qui avait des manies: il avait des cheveux roux et il aimait bien tous les rouquins; quand il mourut, on découvrit qu’il avait laissé son immense fortune à des curateurs qui avaient pour instruction de fournir des emplois de tout repos aux rouquins. D’après ce que j’ai entendu dire, on gagne beaucoup d’argent pour ne presque rien faire.
– Mais, dis-je, des tas et des tas de rouquins vont se présenter?
– Pas tant que vous pourriez le croire. D’ailleurs c’est un job qui est pratiquement réservé aux Londoniens. L’Américain a démarré de Londres quand il était jeune, et il a voulu témoigner sa reconnaissance à cette bonne vieille ville. De plus, on m’a raconté qu’il était inutile de se présenter si l’on avait des cheveux d’un roux trop clair ou trop foncé; il faut avoir des cheveux vraiment rouges: rouges flamboyants, ardents, brûlants! Après tout, monsieur Wilson, qu’est-ce que vous risquez à vous présenter? Vous n’avez qu’à y aller: toute la question est de savoir si vous estimez que quelques centaines de livres valent le dérangement d’une promenade.”
«C’est un fait, messieurs, dont vous pouvez vous rendre compte: j’ai des cheveux d’une couleur voyante, mais pure. Il m’a donc semblé que, dans une compétition entre rouquins, j’avais autant de chances que n’importe qui. Vincent Spaulding paraissait si au courant que je me dis qu’il pourrait m’être utile: alors je lui commandai de fermer le bureau pour la journée et de venir avec moi. Un jour de congé n’a jamais fait peur à un commis: nous partîmes donc tous les deux pour l’adresse indiquée par le journal. Je ne reverrai certainement jamais un spectacle pareil, monsieur Holmes! Venus du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, tous les hommes qui avaient une vague teinte de roux dans leurs cheveux s’étaient précipités vers la City. Fleet Street était bondé de rouquins, Pope’s Court ressemblait à un chargement d’oranges. Je n’aurais pas cru qu’une simple petite annonce déplacerait tant de gens! Toutes les nuances étaient représentées: jaune paille, citron, orange, brique, setter irlandais, argile, foie malade… Mais Spaulding avait raison: il n’y en avait pas beaucoup à posséder une chevelure réellement rouge et flamboyante. Lorsque je vis toute cette cohue, j’aurais volontiers renoncé; mais Spaulding ne voulut rien entendre. Comment se débrouilla-t-il pour me pousser, me tirer, me faire fendre la foule et m’amener jusqu’aux marches qui conduisaient au bureau, je ne saurais le dire! Dans l’escalier, le flot des gens qui montaient pleins d’espérance côtoyait le flot de ceux qui redescendaient blackboulés; bientôt nous pénétrâmes dans le bureau.
– C’est une aventure passionnante! déclara Holmes tandis que son client s’interrompait pour rafraîchir sa mémoire à l’aide d’une bonne prise de tabac. Je vous en prie, continuez votre récit. Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous m’intéressez!
– Dans le bureau, reprit Jabez Wilson, le mobilier se composait de deux chaises de bois et d’une table en sapin; derrière cette table était assis un petit homme; il était encore plus rouquin que moi. A chaque candidat qui défilait devant lui, il adressait quelques paroles, mais il s’arrangeait toujours pour trouver un défaut éliminatoire. Obtenir un emploi ne paraissait pas du tout à la portée de n’importe qui, à cette ligue! Pourtant, quand vint notre tour, le petit homme me fit un accueil plus chaleureux qu’aux autres. Il referma la porte derrière nous; nous eûmes ainsi la possibilité de discuter en privé.
«“M. Jabez Wilson ambitionne, déclara mon commis, d’obtenir le poste vacant à la Ligue.
– Ambition qui me semble très légitime! répondit l’autre. Il possède à première vue les qualités requises, et même je ne me rappelle pas avoir vu quelque chose d’aussi beau!”
«Il recula d’un pas, pencha la tête de côté, et contempla mes cheveux avec une sorte de tendresse. Je commençai à ne plus savoir où me mettre. Tout à coup il plongea littéralement en avant, me secoua la main et, avec une chaleur extraordinaire, me félicita de mon succès.
«“La moindre hésitation serait une injustice, dit-il. Vous voudrez bien m’excuser, cependant, si je prends cette précaution…”
«Il s’était emparé de ma tignasse, et il la tirait si vigoureusement à deux mains que je ne pus réprimer un hurlement de douleur.
«“Il y a de l’eau dans vos yeux, dit-il en me relâchant. Tout est donc comme il faut que cela soit. Que voulez-vous! la prudence est nécessaire: deux fois nous avons été abusés par des perruques, et une fois par une teinture… Je pourrais vous raconter des histoires sur la poix de cordonnier qui vous dégoûteraient de la nature humaine!”
«Il se pencha par la fenêtre pour annoncer, du plus haut de savoir, que la place était prise. Un sourd murmure de désappointement parcourut la foule qui s’égailla dans toutes les directions. Quelques secondes plus tard, il ne restait plus, dans Pope’s Court, en fait de rouquins, que moi-même et mon directeur.
«“Je m’appelle Duncan Ross. Je suis moi-même l’un des bénéficiaires du fonds qu’a laissé notre noble bienfaiteur. Êtes-vous marié, monsieur Wilson? Avez-vous des enfants?”
«Je répondis que je n’avais ni femme, ni enfant. La satisfaction disparut de son visage.
«“Mon Dieu! soupira-t-il. Voilà qui est très grave! Je suis désolé d’apprendre que vous n’avez ni femme ni enfants. Le fonds est destiné, bien entendu, non seulement à maintenir la race des rouquins, mais aussi à aider à sa propagation et à son extension. C’est un grand malheur que vous soyez célibataire!”
«Ma figure s’allongea, monsieur Holmes; je crus que j’allais perdre cette place. Après avoir médité quelques instants, il me dit que néanmoins je demeurais agréé.
«“S’il s’agissait d’un autre, déclara-t-il, je serais inflexible. Mais nous devons nous montrer indulgents à l’égard d’un homme qui a de tels cheveux. Quand serez-vous à même de prendre votre poste?
– Hé bien! c’est un petit peu délicat, car j’ai déjà une occupation.
– Oh! ne vous tracassez pas à ce sujet, monsieur Wilson! dit Vincent Spaulding. Je veillerai sur votre affaire à votre place.
– Quelles seraient mes heures de travail? demandai-je.