La Ligue Des Rouquins
La disparition de la main, cependant, ne fut que momentanée. Dans un bruit de déchirement, d’arrachement, l’une des grosses dalles blanches se souleva sur un côté: un trou carré, béant, se creusa et une lanterne l’éclaira. Par-dessus le rebord, un visage enfantin, imberbe, surgit. Il inspecta les caisses du regard. De chaque côté de l’ouverture ainsi pratiquée dans le sol, une main s’agrippa. Les épaules émergèrent, puis la taille. Un genou prit appui sur le rebord. L’homme se mit debout à côté du trou. Presque au même instant se dressa derrière lui un complice: aussi agile et petit que lui, avec un visage blême et une tignasse d’un rouge flamboyant.
«Tout va bien, murmura-t-il. Tu as les ciseaux, les sacs?… Oh! bon Dieu! Saute, Archie, saute! Je m’en débrouillerai tout seul.»
Sherlock Holmes avait bondi et empoigné l’homme. L’autre plongea par le trou et je perçus le bruit d’une étoffe qui se déchirait car Jones l’avait happé par son vêtement. La lumière fit luire le canon d’un revolver, mais Holmes frappa le poignet d’un coup de stick, et l’arme tomba sur le sol.
«Inutile, John Clay! articula Holmes avec calme. Vous n’avez plus aucune chance.
– J’ai compris, répondit le bandit avec le plus grand sang-froid. J’espère que mon copain s’en est tiré, bien que vous ayez eu les pans de sa veste…
– Il y a trois hommes qui l’attendent à la porte, dit Holmes.
– Oh! vraiment? Vous me paraissez n’avoir rien oublié. Puis-je vous féliciter?
– Moi aussi, je vous félicite! dit Holmes. Votre idée des rouquins était très originale… et efficace!
– Vous retrouverez bientôt votre copain, dit Jones. Il descend dans les trous plus vite que moi. Tendez-moi les poignets, afin que j’attache les menottes.
– Je vous prie de ne pas me toucher avec vos mains crasseuses! observa notre prisonnier tandis que les cercles d’acier se refermaient autour de ses poignets. Vous ignorez peut-être que j’ai du sang royal dans les veines? Ayez la bonté, quand vous vous adresserez à moi, de m’appeler “Monsieur” et de me dire “s’il vous plaît”.
– D’accord! répondit Jones, ahuri mais ricanant. Hé bien! voulez-vous, s’il vous plaît, Monsieur, monter par l’escalier? Nous trouverons en haut un carrosse qui transportera Votre Altesse au poste de police.
– Voilà qui est mieux, dit John Clay avec sérénité.»
Il s’inclina devant nous trois et sortit paisiblement sous la garde du policier.
«Réellement, monsieur Holmes, dit M. Merryweather pendant que nous remontions de la cave, je ne sais comment la banque pourra vous remercier et s’acquitter envers vous. Sans aucun doute, vous avez découvert et déjoué une tentative de cambriolage comme je n’en avais encore jamais vu dans une banque!
– J’avais un petit compte à régler avec M. John Clay, sourit Holmes. Dans cette affaire, mes frais ont été minimes: j’espère néanmoins que la banque me les remboursera. En dehors de cela, je suis largement récompensé parce que j’ai vécu une expérience pour ainsi dire unique, et que la Ligue des rouquins m’a été révélée! Elle était très remarquable!
– Voyez-vous, Watson, m’expliqua-t-il dans les premières heures de la matinée, alors que nous étions assis à Baker Street devant un bon verre de whisky, une chose me sauta aux yeux tout d’abord: cette histoire assez incroyable d’une annonce publiée par la soi-disant Ligue des rouquins, et de la copie de l’encyclopédie britannique, ne pouvait avoir d’autre but que de retenir chaque jour hors de chez lui notre prêteur sur gages. Le moyen utilisé n’était pas banal; en fait, il était difficile d’en trouver de meilleur! C’est indubitablement la couleur des cheveux de son complice qui inspira l’esprit subtil de Clay. Quatre livres par semaine constituaient un appât sérieux; mais qu’était-ce, pour eux, que quatre livres puisqu’ils en espéraient des milliers? Ils insérèrent l’annonce: l’un des coquins loua provisoirement le bureau, l’autre poussa le prêteur sur gages à se présenter, et tous deux profitaient chaque matin de son absence. A partir du moment où j’ai su que le commis avait accepté de travailler à mi-salaire, j’ai compris qu’il avait un sérieux motif pour accepter l’emploi.
– Mais comment avez-vous découvert de quel motif il s’agissait?
– S’il y avait eu des femmes dans la maison, j’aurais songé à une machination plus vulgaire. Mais il ne pouvait en être question. D’autre part, le bureau de notre prêteur sur gages rendait peu. Enfin, rien chez lui ne justifiait une préparation aussi minutieuse longue et coûteuse. Il fallait donc chercher dehors. Mais chercher quoi? Je réfléchis à la passion du commis pour la photographie, et à son truc de disparaître dans la cave. La cave! C’était là qu’aboutissaient les fils de l’énigme que m’avait apportée M. Jabez Wilson. Je posai alors quelques questions sur ce commis mystérieux, et je me rendis compte que j’avais affaire à l’un des criminels de Londres les plus audacieux et les plus astucieux. Il était en train de manigancer quelque chose dans la cave: quelque chose qui lui prenait plusieurs heures par jour depuis des mois. Encore une fois, quoi? Je ne pouvais qu’envisager un tunnel, destiné à le conduire vers un autre immeuble.
«J’en étais arrivé là quand nous nous rendîmes sur les lieux. Je vous ai étonné quand j’ai cogné le sol avec mon stick; mais je me demandais si la cave était située sur le devant ou sur l’arrière de la maison. Au son, je sus qu’elle n’était pas sur le devant. Ce fut alors que je sonnai; j’espérais bien que le commis se dérangerait pour ouvrir. Nous avions eu quelques escarmouches, mais nous ne nous étions jamais vus. Je regardai à peine son visage: c’était ses genoux qui m’intéressaient. Vous avez pu remarquer vous-même combien à cet endroit le pantalon était usé, chiffonné, et taché: de tels genoux étaient révélateurs du genre de travail auquel il se livrait pendant des heures. Le seul point mystérieux qui restait à élucider était le pourquoi de ce tunnel. En me promenant dans le coin, je constatai que la Banque de la City et de la Banlieue attenait à la maison de Jabez Wilson. Quand vous rentrâtes chez vous après le concert, j’alertai Scotland Yard et le président du conseil d’administration de la banque; et la conclusion fut ce que vous avez vu.
– Et comment avez-vous pu prévoir qu’ils feraient dès le soir leur tentative?
– A partir du moment où le bureau de la Ligue était fermé, il était certain qu’ils ne se souciaient plus que Jabez Wilson fût absent de chez lui. Par ailleurs, il était capital de leur point de vue qu’ils se dépêchassent, car le tunnel pouvait être découvert, ou l’or changé de place. Le samedi leur convenait bien, car ils avaient deux jours pour disparaître. C’est pour toutes ces raisons que je les attendais pour hier soir.
– Votre logique est merveilleuse! m’écriai je avec une admiration non feinte. La chaîne est longue, et cependant chaque anneau se tient.
– La logique me sauve de l’ennui, répondit-il en bâillant. Hélas! je le sens qui me cerne encore!… Ma vie est un long effort pour m’évader des banalités de l’existence. Ces petits problèmes m’y aident.
– Et de plus, vous êtes un bienfaiteur de la société, ajoutai je.
Il haussa les épaules: «Peut-être, après tout, cela sert-il à quelque chose! “L’homme n’est rien; c’est l’œuvre qui est tout” , comme Flaubert l’écrivait à George Sand.»
(août 1891)