Le Chien Des Baskerville
«Voici notre homme, Watson! Venez! Il faut qu’au moins nous connaissions sa tête…»
J’aperçus une barbe noire, hirsute et deux yeux perçants qui nous dévisageaient à travers la vitre latérale du fiacre. Immédiatement, le toit se referma, le cocher reçut un ordre, et le cheval s’emballa pour descendre Regent Street au grand galop. Désespérément, Holmes chercha un fiacre libre, mais il n’y en avait aucun dans les environs. Alors, courant en plein milieu de la rue, il se lança à la poursuite du barbu; mais son handicap était trop grand; le fiacre disparut.
«Ah! ça, s’écria Holmes, furieux, émergeant essoufflé et pâle de rage. A-t-on déjà vu pareille malchance, et aussi pareil défaut d’organisation? Watson, Watson, si vous êtes honnête, vous relaterez aussi cet incident, et vous l’inscrirez dans la colonne «passif» de mon bilan.
– Qui était l’homme?
– Je n’en ai aucune idée.
– Un espion?
– D’après ce que nous avons appris, il est évident que Baskerville a été suivi de très près depuis qu’il est arrivé à Londres. Autrement comment aurait-on pu savoir si vite qu’il avait choisi de descendre au Northumberland Hôtel? Du moment qu’on l’avait suivi le premier jour, j’étais sûr qu’on le suivrait le jour suivant. Peut-être vous rappelez-vous que pendant que le docteur Mortimer nous lisait son récit je suis allé à deux reprises regarder par la fenêtre.
– Oui, je m’en souviens.
– Je voulais savoir si un badaud ne flânait pas devant notre Porte. Je n’ai vu personne. Nous avons affaire à un habile homme, Watson. Cette histoire va très profond; je ne sais pas encore tout à fait si nous sommes sur la piste d’un ange gardien ou d’un criminel, mais il s’agit d’un être animé d’une volonté tenace. Quand nos amis sont partis, j’ai voulu les suivre aussitôt dans l’espoir de déceler leur surveillant invisible. Mais celui-ci a été assez malin pour ne pas se fier à ses propres jambes: il s’était caché dans un fiacre, afin de pouvoir les suivre ou les dépasser sans être remarqué. Méthode qui présentait aussi un autre avantage: s’ils avaient pris un fiacre, il aurait pu poursuivre sa filature. Méthode tout de même qui n’est pas sans inconvénient.
– Elle le met à la discrétion du cocher.
– Exactement.
– Quel dommage que nous n’ayons pas relevé le numéro!
– Mon cher Watson, j’ai beau être maladroit, vous n’imaginez tout de même pas que j’ai négligé le numéro! 2704, voilà son numéro. Mais, pour l’instant, il ne nous est guère utile!
– Je ne vois pas ce que vous auriez pu faire de plus.
– Quand j’ai repéré le fiacre, j’aurais dû faire aussitôt demi-tour et marcher dans la direction opposée. Alors j’aurais eu tout loisir de prendre un autre fiacre, ou, mieux encore, je me serais rendu au Northumberland Hotel et j’aurais attendu là. Une fois que notre inconnu aurait suivi Baskerville jusqu’à son hôtel, nous aurions pu alors jouer son jeu à ses dépens, et nous aurions su où il allait ensuite. En fait, par notre ardeur imprudente qui a été surclassée par la rapidité et l’énergie de notre adversaire, nous nous sommes démasqués et nous avons perdu notre homme.»
Tout en discutant, nous avions lentement déambulé dans Regent Street; le docteur Mortimer et son compagnon étaient depuis longtemps hors de vue.
«Nous n’avons aucune raison de les suivre, dit Holmes. L’ombre s’est enfuie et ne reviendra pas. Il nous reste à compter les autres atouts que nous avons en main, et à les jouer avec décision. Pourriez-vous reconnaître cette tête sous la foi du serment?
– Sous la foi du serment? Juste la barbe.
– Moi aussi. J’en déduis que, selon toute probabilité, cette barbe était postiche. Un homme habile, pour une mission aussi délicate, ne porte de barbe que pour dissimuler ses traits. Entrons ici, Watson!»
Il entra dans un bureau de messageries, dont le directeur l’accueillit chaleureusement.
«Ah! Wilson, je vois que vous n’avez pas oublié la petite affaire où j’ai eu la chance de pouvoir vous aider?
– Oh! non, monsieur, je ne l’ai pas oubliée! Vous avez sauvé ma réputation, et peut-être ma tête.
– Vous exagérez, mon bon ami! Il me semble, Wilson, que vous avez parmi vos jeunes commissionnaires un gosse qui s’appelle Cartwright, et qui n’a pas manqué d’adresse pendant l’enquête.
– En effet, monsieur; il travaille encore ici.
– Pouvez-vous me l’amener? Merci! Et vous m’obligeriez en me donnant la monnaie de ce billet de cinq livres.
Un garçonnet de quatorze ans, au visage éveillé, intelligent, arriva bientôt. Il se mit au garde-à-vous devant le célèbre détective.
– Donnez-moi le répertoire des hôtels, commanda Holmes. Merci. À présent, Cartwright, voici les noms de vingt-trois hôtels, tous dans les environs immédiats de Charing Cross. Vous voyez?
– Oui, monsieur.
– Vous les visiterez à tour de rôle.
– Oui, monsieur.
– Dans chacun, vous commencerez par donner un shilling au portier. Voici vingt-trois shillings.
– Oui, monsieur.
– Vous lui direz que vous voulez voir les papiers mis hier au rebut. Vous direz qu’un télégramme important a été jeté par erreur, et que vous avez ordre de le rechercher. Comprenez-vous?
– Oui, monsieur.
– Mais ce n’est pas un télégramme que vous rechercherez. C’est une page intérieure du Times, découpée avec des ciseaux. Voici un numéro du Times. C’est cette page-ci. Vous pourrez la reconnaître facilement, n’est-ce pas?
– Oui, monsieur.
– Chaque fois, le portier appellera un chasseur, à qui vous remettrez également un shilling. Voici vingt-trois shillings. Il est parfaitement possible que sur les vingt-trois hôtels, il s’en trouve vingt où les rebuts de la veille aient été brûlés ou détruits. Dans les trois autres cas on vous montrera un tas de vieux papiers; vous y chercherez cette page du Times. Vos chances pour la retrouver sont minimes. Voici dix shillings supplémentaires en cas de besoin. Faites-moi un rapport télégraphique à Baker Street avant ce soir. Et maintenant, Watson, nous avons à rechercher non moins télégraphiquement l’identité du cocher 2704. Après quoi les galeries de peinture de Bond Street nous distrairont jusqu’à l’heure de notre rendez-vous.»