Le Chien Des Baskerville
– Moi aussi, dit Baskerville. Mètre carré après mètre carré.
– Le soulier n’était certainement pas là.»
Le valet de chambre a dû le ranger pendant que nous déjeunions.»
Le valet de chambre allemand fut questionné, mais il affirma n’être au courant de rien, et le problème demeura entier. Une autre énigme s’ajoutait donc à cette série ininterrompue de petits mystères apparemment sans signification. Mise à part la sinistre histoire de la mort de Sir Charles, nous nous trouvions en face d’une suite d’incidents inexplicables survenus dans les dernières quarante-huit heures: la réception de la lettre constituée par des mots imprimés, l’espion barbu dans le fiacre, la perte de la chaussure neuve, la perte du vieux soulier noir, le retour de la chaussure neuve… Pendant que nous roulions vers Baker Street, Holmes demeura silencieux; ses sourcils froncés, son regard aigu m’indiquaient que comme moi il essayait de construire un cadre où insérer logiquement tous ces épisodes. Tout l’après-midi et le soir il resta assis à méditer et à fumer.
Juste avant de dîner, on nous apporta deux télégrammes; le premier était ainsi conçu:
«Viens d’apprendre que Barrymore est au manoir. – Baskerville.»
L’autre disait:
«Ai visité vingt-trois hôtels comme convenu. Regrette n’avoir pas trouvé trace de feuille déchirée du Times. Cartwright.»
«Deux de mes fils viennent de se casser, Watson. Mais rien n’est plus stimulant qu’une affaire où tout contrecarre l’enquêteur. Il nous faut chercher une autre piste.
– Nous avons encore le cocher qui conduisait le mouchard.
– Oui. J’ai télégraphié pour avoir son adresse. Je ne serais pas autrement surpris si ce coup de sonnette m’annonçait la réponse que j’attends.
Il nous annonçait mieux: un individu aux traits rudes apparut sur le seuil; c’était le cocher lui-même.
«J’ai reçu un message de la direction qu’un gentleman à cette adresse avait quelque chose à demander au 2704, dit-il. Voilà sept ans que je conduis, et personne n’a jamais réclamé. Je suis venu droit chez vous pour vous demander en face ce que vous avez contré moi.
– Je n’ai rien contre vous, mon brave! répondit Holmes. Au contraire, je tiens à votre disposition un demi-souverain si vous me donnez les renseignements dont j’ai besoin.
– Qu’est-ce que vous voulez savoir, monsieur? demanda le cocher avec son plus large sourire.
– D’abord votre nom et votre adresse, pour le cas ou j’aurais à vous revoir.
– John Clayton, 3, Turpey Street, dans le Borough. Mon fiacre est en station à Shipley’s Yard, près de la gare de Waterloo.»
Sherlock Holmes nota ces renseignements.
«Maintenant, Clayton, parlez-moi du client qui est venu devant cette maison à dix heures ce matin et qui, après, a suivi deux gentlemen dans Regent Street.»
Le cocher eut l’air surpris et vaguement embarrassé.
«Ma foi, je ne vois pas pourquoi je vous le raconterais, car vous semblez en savoir autant que moi, dit-il. La vérité est que ce gentleman m’a dit qu’il était détective, et que je ne devais parler de lui à personne.
– Mon ami, il s’agit d’une affaire très grave. Vous vous trouveriez vite dans une situation désagréable si vous tentiez de me cacher quelque chose. Ce client vous a donc déclaré qu’il était détective?
– Oui, c’est ce qu’il m’a déclaré.
– Quand vous l’a-t-il déclaré?
– Quand il est monté dans ma voiture.
– Ne vous a-t-il rien dit de plus?
– Il m’a dit son nom.»
Holmes me lança un regard de triomphe.
«Ah! Il vous a dit comment il s’appelait, eh? C’était bien imprudent! Et comment s’appelait-il?
– Il s’appelait, nous dit le cocher, M. Sherlock Holmes.»
Jamais je n’avais vu mon ami pareillement abasourdi. Pendant une minute, il demeura immobile, pétrifié. Puis il éclata de rire.
«Touché, Watson! Indiscutablement touché! dit-il. Je sens un fleuret aussi rapide et aussi souple que le mien. Il m’a touché très joliment cette fois-ci. Donc il s’appelait Sherlock Holmes?
– Oui, monsieur, c’était le nom du gentleman.
– Bravo! Dites-moi où vous l’avez pris en charge, et tout ce qui s’est passé.
– Il m’a hélé vers neuf heures et demie dans Trafalgar Square. Il m’a dit qu’il était détective, et il m’a offert deux guinées pour que je fasse exactement ce qu’il voudrait toute la journée sans poser de questions. J’ai été bien content d’accepter! D’abord nous sommes allés devant le Northumberland Hotel, et nous avons attendu la sortie de deux messieurs qui ont pris un fiacre à la station. Nous les avons suivis jusqu’à un endroit près d’ici.
– Jusqu’à cette porte, dit Holmes.
– Ça, je n’en suis pas absolument sûr; mais mon client pourrait vous le dire, lui. Nous nous sommes arrêtés dans la rue et nous avons attendu une heure et demie. Puis les deux gentlemen sont ressortis, nous ont dépassés à pied, et nous les avons suivis dans Baker Street…
– Je sais, dit Holmes.
– … jusqu’à ce que nous arrivions aux trois quarts de Regent Street. Là mon client a refermé le toit, m’a crié de foncer à la gare de Waterloo. J’ai fouetté la jument, et nous sommes arrivés en dix minutes. Il m’a payé mes deux guinées, comme convenu, et il s’est précipité dans la gare. Juste comme il me quittait, il s’est retourné et m’a lancé: «Peut-être serez-vous content de savoir que vous avez conduit M. Sherlock Holmes?» Voilà comment j’ai su son nom.
– Je comprends. Et vous ne l’avez plus revu?
– Pas après qu’il fut entré dans la gare.
– Et comment décririez-vous M. Sherlock Holmes?»
Le cocher se gratta la tête.
«Ben, c’est que le gentleman n’est pas facile à décrire! Je dirais qu’il avait une quarantaine d’années, qu’il était de taille moyenne, une dizaine de centimètres de moins que vous, monsieur. Il était habillé comme quelqu’un de bien, il avait une barbe noire, terminée en carré, et une figure pâle. Je ne sais pas si je pourrais trouver autre chose à dire.
– La couleur de ses yeux?
– Je n’en sais rien.
– C’est tout?
– Oui, monsieur. Tout.
– Bon. Voici votre demi-souverain. Un autre vous attend si vous pouvez me rapporter d’autres renseignements. Bonne nuit!
– Bonne nuit, monsieur! Et merci!»