Le Chien Des Baskerville
Notre ami Sir Henry et la demoiselle s’étaient arrêtés sur le sentier, profondément absorbés par leur conversation. Tout à coup je m’aperçus que je n’étais pas leur seul témoin. Une tache verte flottant dans l’air attira mon regard; un autre coup d’œil m’apprit qu’elle se déplaçait au bout d’une canne portée par un promeneur. C’était Stapleton et son filet à papillons. Il était beaucoup plus près des amoureux que moi-même, et il avait l’air de foncer sur eux. Au même instant Sir Henry attira Mlle Stapleton, enlaça sa taille, mais j’eus l’impression qu’elle faisait effort afin de se libérer, qu’elle se détournait de lui. Il inclina son visage au-dessus du sien, et elle leva une main comme pour protester. À la seconde suivante je les vis s’écarter précipitamment l’un de l’autre. Stapleton en était la cause. Il courait vers eux comme un forcené, avec son absurde filet qui se balançait derrière son dos. Il gesticulait et dans sa fureur il se dandinait devant les amoureux. Je ne pouvais pas entendre ses paroles, mais il m’apparut qu’il était en train d’injurier Sir Henry, lequel présentait ses explications; mais comme l’autre refusait de les entendre, le ton monta. La demoiselle était figée dans un silence hautain. Finalement Stapleton tourna le dos au baronnet et adressa à sa sœur une invitation péremptoire; Mlle Stapleton lança un regard indécis à Sir Henry, puis elle se retira en compagnie de son frère. Les gestes hargneux du naturaliste indiquaient clairement que la jeune fille n’était pas exclue des objets de sa colère. Le baronnet demeura une minute immobile, puis il refit en sens inverse le chemin qu’il avait parcouru, tête basse, vivante image du désespoir.
Ce que tout cela signifiait, je ne pouvais l’imaginer, mais j’avais honte d’avoir assisté à une scène si intime sans que mon ami le sût. Je descendis la colline en courant et me trouvai nez à nez avec le baronnet. Il était rouge de fureur, il avait le front tout plissé, il ressemblait à un homme qui ne sait plus à quel saint se vouer.
«Hello, Watson! D’où tombez-vous? me demanda-t-il. Vous n’allez pas me dire que vous m’avez suivi malgré ma prière?»
Je lui expliquai les circonstances: comment il m’avait paru impossible de demeurer derrière lui, comment je l’avais suivi, comment j’avais été le témoin de ce qui s’était passé. Il me jeta d’abord un regard courroucé, mais ma sincérité désarma sa colère, et il se mit à rire sans joie.
«Qui aurait cru que ce sentier n’était pas bien choisi pour un rendez-vous! dit-il. Nom d’un tonnerre! toute la région semble avoir voulu assister à mes fiançailles! Où aviez-vous loué un fauteuil d’orchestre?
– J’étais sur la colline.
– Au promenoir, alors? Mais son frère se retrouvait aux premières loges. L’avez-vous vu venir sur nous?
– Oui.
– Avez-vous jamais pensé qu’il était fou? Je veux dire: son frère.
– Non.
– Moi non plus. Je l’avais toujours pris jusqu’à aujourd’hui pour un être sain d’esprit. Mais vous pouvez m’en croire: il y en a un de nous deux qui devrait être mis dans une camisole de force! Que lui a-t-il pris? Vous avez vécu près de moi depuis plusieurs semaines, Watson. Soyez franc: voyez-vous quelque chose qui m’empêcherait d’être un bon mari à l’égard d’une femme que j’aimerais?
– Ma foi non!
– Il n’a rien objecté à ma situation matérielle; ce serait plutôt moi qui aurais à objecter quelque chose à la sienne. Qu’a-t-il contre moi? Je ne me rappelle pas avoir jamais fait du mal à un homme ou à une femme. Et pourtant il ne me juge pas digne de toucher seulement le bout de ses doigts.
– Vous l’a-t-il dit expressément?
– Cela, et davantage. Je vous le dis, Watson, je ne la connais que depuis quelques semaines, mais depuis le premier jour j’ai deviné qu’elle était faite pour moi, et qu’elle… eh bien, qu’elle était heureuse quand elle se trouvait avec moi, j’en jurerais! Dans les yeux d’une femme il y a une lumière qui en dit plus long que des mots. Mais il ne nous a jamais laissé seuls, ensemble; aujourd’hui j’ai eu pour la première fois la chance de pouvoir lui parler tête à tête. Elle était contente de me voir; seulement ce n’était pas pour parler d’amour qu’elle était venue: elle ne m’aurait même jamais permis d’en parler si elle avait pu m’arrêter. Elle ne cessait de me répéter que la lande était dangereuse, et qu’elle ne serait heureuse que lorsque je m’en serais éloigné. Je lui répondis que depuis que je l’avais vue, je n’étais nullement pressé de partir, et que si elle voulait réellement que je m’éloigne, le seul moyen de me faire céder était qu’elle parte avec moi. Je lui offris le mariage, mais avant qu’elle eût pu me répondre son frère fondit sur nous, avec un vrai visage de fou furieux: il était blanc de rage, ses yeux lançaient des flammes… Que faisais-je avec la demoiselle? Comment osais-je lui offrir des hommages qu’elle trouvait odieux? Pensais-je que parce que j’étais baronnet je pourrais faire ce que je voulais? S’il n’avait pas été son frère, j’aurais mieux su lui répliquer. Bref je lui dis que les sentiments que je portais à sa sœur n’avaient rien de honteux, et que j’espérais qu’elle me ferait l’honneur de devenir ma femme. Cette déclaration ne semblant pas l’apaiser, moi aussi je perdis mon sang-froid et je m’adressai à lui sur un ton plus vif que, peut-être, il aurait convenu en présence de sa sœur. Pour finir, il l’a amenée, ainsi que vous l’avez vu, et me voici complètement désemparé. Dites-moi ce que tout cela signifie, Watson, et je vous devrai plus que je ne pourrai jamais m’acquitter envers vous.»
Je tâtai de deux ou trois explications, mais en vérité j’étais aussi déconcerté que le baronnet. Le titre de notre ami, sa fortune, son âge, son caractère, son aspect physique parlaient éloquemment en sa faveur; en dehors du sombre destin attaché à sa famille, je ne voyais rien qui jouât contre lui. Il était ahurissant que ses avances eussent été rejetées aussi brusquement sans même que la demoiselle eût été consultée, et que celle-ci eût accepté cette situation sans protester. Toutefois notre perplexité se trouva apaisée l’après-midi même par une visite de Stapleton au manoir: il venait s’excuser de son emportement du matin et, après une longue conversation tête à tête avec Sir Henry dans le bureau de celui-ci, la brouille fût dissipée; si complètement que vendredi prochain nous devons dîner à Merripit.
«Je n’affirmerai pas néanmoins qu’il est parfaitement équilibré, me dit Sir Henry. Je ne puis oublier ses yeux de fou de ce matin. Mais je dois reconnaître que personne ne se serait mieux excusé que lui.
– Comment explique-t-il sa conduite?
– Il dit que sa sœur est l’essentiel de sa vie. C’est assez normal; je suis heureux qu’il l’apprécie autant. Ils ont toujours vécu ensemble et il a mené une existence solitaire qu’elle seule égayait; la perspective de la perdre ne pouvait donc que lui sembler terrible. Il m’assura qu’il n’avait pas compris que j’étais devenu amoureux d’elle; quand il le vit de ses propres yeux et quand il comprit qu’il pourrait être privé de sa sœur, il en éprouva un tel choc qu’il perdit momentanément le contrôle de ses paroles et de ses actes. Il regretta vivement ce qui s’était passé, et il reconnut l’erreur égoïste qu’il avait commise en imaginant qu’il pourrait garder toute sa vie auprès de lui une femme aussi belle. Si sa sœur devait le quitter, ajouta-t-il, il préférait à tout prendre que ce fût pour un voisin comme moi-même. Mais en toute éventualité, ce serait un coup, et un peu de temps lui serait nécessaire pour qu’il pût s’y préparer. Il renoncerait à toute opposition si je consentais à lui promettre de laisser les choses en état pendant trois mois, c’est-à-dire de me borner à cultiver l’amitié de sa sœur sans revendiquer son amour. J’ai promis; voilà où nous en sommes.»