Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux
Il en eprouva une penible impression et dit a sa jeune femme avec un sourire triste:
– Ma mie, vous etes entree dans le petit cabinet. Puisse-t-il n’en rien resulter de facheux pour vous ni pour moi! Il s’exhale de cette chambre une influence maligne a laquelle j’eusse voulu vous soustraire. Si vous y demeuriez soumise a votre tour, je ne m’en consolerais pas. Pardonnez-moi: on est superstitieux quand on aime.
A ces mots, bien que la Barbe-Bleue ne put lui faire peur, car son langage et son maintien n’exprimaient que la melancolie et l’amour, la jeune dame de Montragoux se mit a crier a tue-tete:
– Au secours! On me tue!
C’etait le signal convenu. En l’entendant le chevalier de la Merlus et les deux fils de madame de Lespoisse devaient se jeter sur la Barbe-Bleue et le percer de leurs epees.
Mais le chevalier, que Jeanne avait cache dans une armoire de la chambre, parut seul. M. de Montragoux, le voyant bondir l’epee au poing, se mit en garde.
Jeanne s’enfuit epouvantee et rencontra dans la galerie sa s?ur Anne, qui n’etait pas, comme on l’a dit, sur une tour, car les tours du chateau avaient ete abattues par l’ordre du cardinal de Richelieu. Anne de Lespoisse s’efforcait de redonner du c?ur a ses deux freres, qui, pales et chancelants, n’osaient risquer un si grand coup.
Jeanne, rapide et suppliante:
– Vite! vite! mes freres, secourez mon amant!
Alors Pierre et Cosme coururent sur la Barbe Bleue; ils le trouverent qui, ayant desarme le chevalier de la Merlus, le tenait sous son genou, et ils lui passerent traitreusement, par derriere, leur epee a travers le corps et le frapperent encore longtemps apres qu’il eut expire.
La Barbe-Bleue n’avait point d’heritiers. Sa veuve demeura maitresse de ses biens. Elle en employa une partie a doter sa s?ur Anne, une autre partie a acheter des charges de capitaine a ses deux freres et le reste a se marier elle-meme avec le chevalier de la Merlus, qui devint un tres honnete homme des qu’il fut riche.
LE MIRACLE DU GRAND SAINT NICOLAS
Icone de Saint Nicolas – Ecole de Novgorod
Saint Nicolas, eveque de Myre en Lycie, vivait a l’epoque de Constantin le Grand. Les plus anciens et les plus graves auteurs qui aient parle de lui celebrent ses vertus, ses travaux, ses merites; ils donnent de sa saintete des preuves abondantes; mais aucun d’eux ne rapporte le miracle du saloir. Il n’en est pas fait mention non plus dans La Legende doree. Ce silence est considerable: pourtant on ne se resout pas volontiers a mettre en doute un fait si celebre, atteste par la complainte universellement connue:
Il etait trois petits enfants qui s’en allaient glaner aux champs…
Ce texte fameux dit expressement qu’un charcutier cruel mit les innocents «au saloir comme pourceaux». C’est-a-dire, apparemment, qu’il les conserva, coupes par morceaux, dans un bain de saumure. En effet, c’est ainsi que s’opere la salaison du porc: mais on est surpris de lire ensuite que les trois petits enfants resterent sept ans dans la saumure, tandis qu’a l’ordinaire on commence au bout de six semaines environ a retirer du baquet, avec une fourchette de bois, les morceaux de chair. Le texte est formel: ce fut sept annees apres le crime que, selon la complainte, le grand saint Nicolas entra dans l’auberge maudite. Il demanda a souper. L’hote lui offrit un morceau de jambon.
– Je n’en veux pas; il n’est pas bon.
– Voulez-vous un morceau de veau?
– Je n’en veux pas; il n’est pas beau.
– Du p’tit sale je veux avoir
– Qu’y a sept ans qu’est dans le saloir.
Quand le boucher entendit c’la, hors de la porte il s’enfuya.
Aussitot, par l’imposition des mains sur la saloir, l’homme de Dieu ressuscita les tendres victimes.
Tel est, en substance, le recit du vieil anonyme; il porte en lui les caracteres inimitables de la candeur et de la bonne foi. Le scepticisme semble mal inspire quand il s’attaque aux souvenirs les plus vivants de la conscience populaire. Aussi n’est-ce pas sans une vive satisfaction, que j’ai trouve moyen de concilier l’autorite de la complainte avec le silence des anciens biographes du pontife lycien. Je suis heureux de proclamer le resultat de mes longues meditations et de mes savantes recherches. Le miracle du saloir est vrai, du moins en ce qu’il a d’essentiel; mais ce n’est pas le bienheureux eveque de Myre qui l’a opere; c’est un autre saint Nicolas, car il y en a deux: l’un, comme nous l’avons dit, eveque de Myre en Lycie; l’autre, moins ancien, eveque de Trinque balle en Vervignole. Il m’etait reserve d’en faire la distinction. C’est l’eveque de Trinqueballe qui a tire les trois petits garcons du saloir; je l’etablirai sur des documents authentiques et l’on n’aura pas a deplorer la fin d’une legende.
J’ai ete assez heureux pour retrouver toute l’histoire de l’eveque Nicolas et des enfants ressuscites par lui. J’en ai fait un recit qu’on lira, j’espere, avec plaisir et profit.
I
Nicolas, issu d’une illustre famille de Vervignole, donna des l’enfance des marques de saintete et fit v?u, a l’age de quatorze ans, de se consacrer au Seigneur. Ayant embrasse l’etat ecclesiastique, il fut eleve, jeune encore, par l’acclamation populaire et le v?u du chapitre, sur le siege de saint Cromadaire, apotre de Vervignole et premier eveque de Trinqueballe. Il exercait pieusement son ministere pastoral, gouvernait ses clercs avec sagesse, enseignait le peuple et ne craignait pas de rappeler les grands a la justice et a la moderation. Il se montrait liberal, abondant en aumones, et reservait aux pauvres la plus grande partie de ses richesses.
Son chateau dressait fierement, sur une colline dominant la ville, ses murs creneles et ses toits en poivriere. Il en faisait un refuge ou tous ceux que poursuivait la justice seculiere trouvaient un asile. Dans la salle du bas, la plus vaste qu’on put voir en toute la Vervignole, la table dressee pour les repas etait si longue que ceux qui se tenaient a l’un des bouts la voyaient se perdre au loin en une pointe indistincte, et, quand on y allumait des flambeaux, elle rappelait la queue de la comete apparue en Vervignole pour annoncer la mort du roi Comus. Le saint eveque Nicolas se tenait au haut bout. Il y traitait les principaux de la ville et du royaume et une multitude de clercs et de laiques. Mais un siege etait reserve a sa droite pour le pauvre qui viendrait a la porte mendier son pain. Les enfants surtout eveillaient la sollicitude du bon saint Nicolas. Il se delectait de leur innocence et se sentait pour eux un c?ur de pere et des entrailles de mere. Il avait les vertus et les m?urs d’un apotre. Chaque annee, sous l’habit d’un simple religieux, un baton blanc a la main, il visitait ses ouailles, jaloux de tout voir par ses yeux; et pour qu’aucune infortune, aucun desordre ne put lui echapper, il parcourait, accompagne d’un seul clerc, les parties les plus sauvages de son diocese, traversant, durant l’hiver, les fleuves debordes, gravissant les montagnes de glace et s’enfoncant dans les forets epaisses.