Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux
Or, une fois qu’il avait chevauche sur sa mule, depuis l’aube, en compagnie du diacre Modernus, a travers les bois sombres, hantes du lynx et du loup, et les sapins antiques qui herissent les sommets des monts Marmouse, l’homme de Dieu penetra, au tomber du jour, dans des halliers epineux ou sa monture se frayait difficilement un chemin sinueux et lent. Le diacre Modernus le suivait a grand’peine sur sa mule, qui portait le bagage.
Accable de fatigue et de faim, l’homme de Dieu dit a Modernus:
– Arretons-nous, mon fils, et, s’il te reste un peu de pain et de Vin, nous souperons ici, car je ne me sens guere la force d’aller plus avant, et tu dois, bien que plus jeune, etre presque aussi las que moi.
– Monseigneur, repondit Modernus, il ne me reste ni une goutte de vin ni une miette de pain, car j’ai tout donne, par votre ordre, sur la route, a des gens qui en avaient moins besoin que nous.
– Sans doute, repliqua l’eveque, s’il etait reste encore dans ton bissac quelques rogatons, nous les eussions pris avec plaisir, car il convient que ceux qui gouvernent l’Eglise se nourrissent du rebut des pauvres. Mais puisque tu n’as plus rien, c’est que Dieu l’a voulu, et surement il l’a voulu pour notre bien et profit. Il est possible qu’il nous cache a jamais les raisons de ce bienfait; peut-etre, au contraire, nous les fera-t-il bientot paraitre. En attendant, ce qui nous reste a faire est, je crois, de pousser devant nous jusqu’a ce que nous trouvions des arbouses et des mures pour notre nourriture et de l’herbe pour nos mules et, ainsi reconfortes, de nous etendre sur un lit de feuilles.
– Comme il vous plaira, seigneur, repondit Modernus en piquant sa monture.
Ils cheminerent toute la nuit et une partie de la matinee, puis, ayant gravi une cote assez roide, ils se trouverent soudain a l’oree du bois et virent a leurs pieds une plaine recouverte d’un ciel fauve et traversee de quatre routes pales, qui s’allaient perdre dans la brume. Ils prirent celle de gauche, vieille voie romaine, autrefois frequentee des marchands et des pelerins, mais deserte depuis que la guerre desolait cette partie de la Vervignole.
Des nuees epaisses s’amassaient dans le ciel, ou fuyaient les oiseaux; un air etouffant pesait sur la terre livide et muette; des lueurs tremblaient a l’horizon. Ils exciterent leurs mules fatiguees. Soudain un grand vent courba les cimes des arbres, fit crier les branches et gemir le feuillage battu. Le tonnerre gronda et de grosses gouttes de pluie commencerent a tomber.
Comme ils cheminaient dans la tempete, aux eclats de la foudre, sur la route changee en torrent, ils apercurent dans un eclair une maison ou pendait une branche de houx, signe d’hospitalite. Ils arreterent leurs montures.
L’auberge paraissait abandonnee; pourtant l’hote s’avanca vers eux, a la fois humble et farouche, un grand couteau a la ceinture, et leur demanda ce qu’ils voulaient.
– Un gite et un morceau de pain, avec un doigt de vin, repondit l’eveque, car nous sommes las et transis.
Tandis que l’hote prenait du vin au cellier et que Modernus conduisait les mules a l’ecurie, saint Nicolas, assis devant l’atre, pres d’un feu mourant, promena ses regards sur la salle enfumee. La poussiere et la crasse couvraient les bancs et les bahuts; les araignees tissaient leur toile entre les solives vermoulues, ou pendaient de maigres bottes d’oignons. Dans un coin sombre, le saloir etalait son ventre cercle de fer.
En ce temps-la, les demons se melaient bien plus intimement qu’aujourd’hui a la vie domestique. Ils hantaient les maisons; blottis dans la boite au sel, dans le pot au beurre ou dans quelque autre retraite, ils epiaient les gens et guettaient l’occasion de les tenter et de les induire en mal. Les anges aussi faisaient alors parmi les chretiens des apparitions plus frequentes.
Or, un diable gros comme une noisette, cache dans les tisons, prit la parole et dit au saint eveque:
Regardez ce saloir, mon pere: il en vaut la peine. C’est le meilleur saloir de toute la Vervignole. C ’est le modele et le parangon des saloirs. Le maitre de ceans, le seigneur Garum, quand il le recut des mains d’un habile tonnelier, le par fuma de genievre, de thym et de romarin. Le seigneur Garum n’a pas son pareil pour saigner la chair, la desosser, la decouper curieusement, studieusement, amoureusement, et l’impregner des esprits salins qui la conservent et l’embaument. Il est sans rival pour assaisonner, concentrer, reduire, ecumer, tamiser, decanter la saumure. Goutez de son petit sale, mon pere, et vous vous en lecherez les doigts: goutez de son petit sale, Nicolas, et vous m’en direz des nouvelles.
Mais, a ce langage, et surtout a la voix qui le tenait (elle grincait comme une scie), le saint eveque reconnut le malin esprit. Il fit le signe de la croix et aussitot le petit diable, comme une chataigne qu’on a jetee au feu sans la fendre, eclata avec un bruit horrible et une grande puanteur.
Et un ange du ciel apparut, resplendissant de lumiere, a Nicolas, et lui dit:
– Nicolas, cher au Seigneur, il faut que tu saches que trois petits enfants sont dans ce saloir depuis sept ans. Le cabaretier Garum a coupe ces tendres enfants par morceaux et les a mis dans le sel et la saumure. Leve-toi, Nicolas, et prie afin qu’ils ressuscitent. Car si tu intercedes pour eux, o pontife, le Seigneur, qui t’aime, les rendra a la vie…
Pendant ce discours, Modernus entra dans la salle, mais il ne vit pas l’ange, et il ne l’entendit pas, parce qu’il n’etait pas assez saint pour communiquer avec les esprits celestes.
L’ange dit encore:
– Nicolas, fils de Dieu, tu imposeras les mains sur le saloir et les trois petits enfants seront ressuscites.
Le bienheureux Nicolas, rempli d’horreur, de pitie, de zele et d’esperance, rendit graces Dieu, et, quand l’hotelier reparut, un broc a chaque bras, le saint lui dit d’une voix terrible:
– Garum, ouvre le saloir!
A cette parole, Garum, epouvante, laissa tomber ses deux brocs.
Et le saint eveque Nicolas etendit les mains et dit:
– Enfants, levez-vous!
A ces mots, le saloir souleva son couvercle et trois jeunes garcons en sortirent.
Enfants, leur dit l’eveque, louez Dieu qui, par mes mains, vous a tires du saloir.
Et, se tournant vers l’hotelier, qui tremblait de tous ses membres:
– Homme cruel, lui dit-il, reconnais les trois enfants que tu as vilainement mis a mort. Puisses-tu detester ton crime et t’en repentir pour que Dieu te pardonne!
L’hotelier, rempli d’effroi, s’enfuit dans la tempete, sous le tonnerre et les eclairs.