Les Voyages De Gulliver
Dans cette terrible agitation, je ne pouvais m’empecher de songer au pays de Lilliput, dont les habitants m’avaient regarde comme le plus grand prodige qui ait jamais paru dans le monde, ou j’etais capable d’entrainer une flotte entiere d’une seule main, et de faire d’autres actions merveilleuses dont la memoire sera eternellement conservee dans les chroniques de cet empire, pendant que la posterite les croira avec peine, quoique attestees par une nation entiere. Je fis reflexion quelle mortification ce serait pour moi de paraitre aussi miserable aux yeux de la nation parmi laquelle je me trouvais alors, qu’un Lilliputien le serait parmi nous; mais je regardais cela comme le moindre de mes malheurs: car on remarque que les creatures humaines sont ordinairement plus sauvages et plus cruelles a raison de leur taille, et, en faisant cette reflexion, que pouvais-je attendre, sinon d’etre bientot un morceau dans la bouche du premier de ces barbares enormes qui me saisirait? En verite, les philosophes ont raison quand ils nous disent qu’il n’y a rien de grand ou de petit que par comparaison. Peut-etre que les Lilliputiens trouveront quelque nation plus petite, a leur egard, qu’ils me le parurent, et qui sait si cette race prodigieuse de mortels ne serait pas une nation lilliputienne par rapport a celle de quelque pays que nous n’avons pas encore decouvert? Mais, effraye et confus comme j’etais, je ne fis pas alors toutes ces reflexions philosophiques.
Un des moissonneurs, s’approchant a cinq toises du sillon ou j’etais couche, me fit craindre qu’en faisant encore un pas, je ne fusse ecrase sous son pied ou coupe en deux par sa faucille; c’est pourquoi, le voyant pres de lever le pied et d’avancer, je me mis a jeter des cris pitoyables et aussi forts que la frayeur dont j’etais saisi me le put permettre. Aussitot le geant s’arreta, et, regardant autour et au-dessous de lui avec attention, enfin il m’apercut. Il me considera quelque temps avec la circonspection d’un homme qui tache d’attraper un petit animal dangereux d’une maniere qu’il n’en soit ni egratigne ni mordu, comme j’avais fait moi-meme quelquefois a l’egard d’une belette, en Angleterre. Enfin, il eut la hardiesse de me prendre par les deux cuisses et de me lever a une toise et demie de ses yeux, afin d’observer ma figure plus exactement. Je devinai son intention, et je resolus de ne faire aucune resistance, tandis qu’il me tenait en l’air a plus de soixante pieds de terre, quoiqu’il me serrat tres cruellement, par la crainte qu’il avait que je ne glissasse d’entre ses doigts. Tout ce que j’osai faire fut de lever mes yeux vers le soleil, de mettre mes mains dans la posture d’un suppliant, et de dire quelques mots d’un accent tres humble et tres triste, conformement a l’etat ou je me trouvais alors, car je craignais a chaque instant qu’il ne voulut m’ecraser, comme nous ecrasons d’ordinaire certains petits animaux odieux que nous voulons faire perir; mais il parut content de ma voix et de mes gestes, et il commenca a me regarder comme quelque chose de curieux, etant bien surpris de m’entendre articuler des mots, quoiqu’il ne les comprit pas.
Cependant je ne pouvais m’empecher de gemir et de verser des larmes, et, en tournant la tete, je lui faisais entendre, autant que je pouvais, combien il me faisait de mal par son pouce et par son doigt. Il me parut qu’il comprenait la douleur que je ressentais, car, levant un pan de son justaucorps, il me mit doucement dedans, et aussitot il courut vers son maitre, qui etait un riche laboureur, et le meme que j’avais vu d’abord dans le champ.
Le laboureur prit un petit brin de paille environ de la grosseur d’une canne dont nous nous appuyons en marchant, et avec ce brin leva les pans de mon justaucorps, qu’il me parut prendre pour une espece de couverture que la nature m’avait donnee; il souffla mes cheveux pour mieux voir mon visage; il appela ses valets, et leur demanda, autant que j’en pus juger, s’ils avaient jamais vu dans les champs aucun animal qui me ressemblat. Ensuite il me placa doucement a terre sur les quatre pattes; mais je me levai aussitot et marchai gravement, allant et venant, pour faire voir que je n’avais pas envie de m’enfuir. Ils s’assirent tous en rond autour de moi, pour mieux observer mes mouvements. J’otai mon chapeau, et je fis une reverence tres soumise au paysan; je me jetai a ses genoux, je levai les mains et la tete, et je prononcai plusieurs mots aussi fortement que je pus. Je tirai une bourse pleine d’or de ma poche et la lui presentai tres humblement. Il la recut dans la paume de sa main, et la porta bien pres de son ?il pour voir ce que c’etait, et ensuite la tourna plusieurs fois avec la pointe d’une epingle qu’il tira de sa manche; mais il n’y comprit rien. Sur cela, je lui fis signe qu’il mit sa main a terre, et, prenant la bourse, je l’ouvris et repandis toutes les pieces d’or dans sa main. Il y avait six pieces espagnoles de quatre pistoles chacune, sans compter vingt ou trente pieces plus petites. Je le vis mouiller son petit doigt sur sa langue, et lever une de mes pieces les plus grosses, et ensuite une autre; mais il me sembla tout a fait ignorer ce que c’etait; il me fit signe de les remettre dans ma bourse, et la bourse dans ma poche.
Le laboureur fut alors persuade qu’il fallait que je fusse une petite creature raisonnable; il me parla tres souvent, mais le son de sa voix m’etourdissait les oreilles comme celui d’un moulin a eau; cependant ses mots etaient bien articules. Je repondis aussi fortement que je pus en plusieurs langues, et souvent il appliqua son oreille a une toise de moi, mais inutilement. Ensuite il renvoya ses gens a leur travail, et, tirant son mouchoir de sa poche, il le plia en deux et l’etendit sur sa main gauche, qu’il avait mise a terre, me faisant signe d’entrer dedans, ce que je pus faire aisement, car elle n’avait pas plus d’un pied d’epaisseur. Je crus devoir obeir, et, de peur de tomber, je me couchai tout de mon long sur le mouchoir, dont il m’enveloppa, et, de cette facon, il m’emporta chez lui. La, il appela sa femme et me montra a elle; mais elle jeta des cris effroyables, et recula comme font les femmes en Angleterre a la vue d’un crapaud ou d’une araignee. Cependant, lorsque, au bout de quelque temps, elle eut vu toutes mes manieres et comment j’observais les signes que faisait son mari, elle commenca a m’aimer tres tendrement.
Il etait environ l’heure de midi, et alors un domestique servit le diner. Ce n’etait, suivant l’etat simple d’un laboureur, que de la viande grossiere dans un plat d’environ vingt-quatre pieds de diametre. Le laboureur, sa femme, trois enfants et une vieille grand’mere composaient la compagnie. Lorsqu’ils furent assis, le fermier me placa a quelque distance de lui sur la table, qui etait a peu pres haute de trente pieds; je me tins aussi loin que je pus du bord, de crainte de tomber. La femme coupa un morceau de viande, ensuite elle emietta du pain dans une assiette de bois, qu’elle placa devant moi. Je lui fis une reverence tres humble, et, tirant mon couteau et ma fourchette, je me mis a manger, ce qui leur donna un tres grand plaisir. La maitresse envoya sa servante chercher une petite tasse qui servait a boire des liqueurs et qui contenait environ douze pintes, et la remplit de boisson. Je levai le vase avec une grande difficulte, et, d’une maniere tres respectueuse, je bus a la sante de madame, exprimant les mots aussi fortement que je pouvais en anglais, ce qui fit faire a la compagnie de si grands eclats de rire, que peu s’en fallut que je n’en devinsse sourd. Cette boisson avait a peu pres le gout du petit cidre, et n’etait pas desagreable. Le maitre me fit signe de venir a cote de son assiette de bois; mais, en marchant trop vite sur la table, une petite croute de pain me fit broncher et tomber sur le visage, sans pourtant me blesser. Je me levai aussitot, et, remarquant que ces bonnes gens en etaient fort touches, je pris mon chapeau, et, le faisant tourner sur ma tete, je fis trois acclamations pour marquer que je n’avais point recu de mal; mais en avancant vers mon maitre (c’est le nom que je lui donnerai desormais), le dernier de ses fils, qui etait assis le plus proche de lui, et qui etait tres malin et age d’environ dix ans, me prit par les jambes, et me tint si haut dans l’air que je me tremoussai de tout mon corps. Son pere m’arracha d’entre ses mains, et en meme temps lui donna sur l’oreille gauche un si grand soufflet, qu’il en aurait presque renverse une troupe de cavalerie europeenne, et lui ordonna de se lever de table; mais, ayant a craindre que le garcon ne gardat quelque ressentiment contre moi, et me souvenant que tous les enfants chez nous sont naturellement mechants a l’egard des oiseaux, des lapins, des petits chats et des petits chiens, je me mis a genoux, et, montrant le garcon au doigt, je me fis entendre a mon maitre autant que je pus, et le priai de pardonner a son fils. Le pere y consentit, et le garcon reprit sa chaise; alors je m’avancai jusqu’a lui et lui baisai la main.