Les Voyages De Gulliver
Au milieu du diner, le chat favori de ma maitresse sauta sur elle. J’entendis derriere moi un bruit ressemblant a celui de douze faiseurs de bas au metier, et, tournant ma tete, je trouvai que c’etait un chat qui miaulait. Il me parut trois fois plus grand qu’un b?uf, comme je le jugeai en voyant sa tete et une de ses pattes, pendant que sa maitresse lui donnait a manger et lui faisait des caresses. La ferocite du visage de cet animal me deconcerta tout a fait, quoique je me tinsse au bout le plus eloigne de la table, a la distance de cinquante pieds, et quoique ma maitresse tint le chat de peur qu’il ne s’elancat sur moi; mais il n’y eut point d’accident, et le chat m’epargna.
Mon maitre me placa a une toise et demie du chat, et comme j’ai toujours eprouve que lorsqu’on fuit devant un animal feroce ou que l’on parait avoir peur, c’est alors qu’on en est infailliblement poursuivi, je resolus de faire bonne contenance devant le chat, et je m’avancai jusqu’a dix-huit pouces, ce qui le fit reculer comme s’il eut eu lui-meme peur de moi. J’eus moins d’apprehension des chiens. Trois ou quatre entrerent dans la salle, entre lesquels il y avait un matin d’une grosseur egale a celle de quatre elephants, et un levrier un peu plus haut que le matin, mais moins gros.
Sur la fin du diner, la nourrice entra, portant entre ses bras un enfant de l’age d’un an, qui, aussitot qu’il m’apercut, poussa des cris formidables. L’enfant, me regardant comme une poupee ou une babiole, criait afin de m’avoir pour lui servir de jouet. La mere m’eleva et me donna a l’enfant, qui se saisit bientot de moi et mit ma tete dans sa bouche, ou je commencai a hurler si horriblement que l’enfant, effraye, me laissa tomber. Je me serais infailliblement casse la tete si la mere n’avait pas tenu son tablier sous moi. La nourrice, pour apaiser son poupon, se servit d’un hochet qui etait un gros pilier creux, rempli de grosses pierres et attache par un cable au milieu du corps de l’enfant; mais cela ne put l’apaiser, et elle se trouva; reduite a se servir du dernier remede, qui fut de lui donner a teter. Il faut avouer que jamais objet ne me parut plus effroyable que les seins de cette nourrice, et je ne sais a quoi je puis les comparer.
Apres le diner, mon maitre alla retrouver ses ouvriers, et, a ce que je pus comprendre par sa voix et par ses gestes, il chargea sa femme de prendre un grand soin de moi. J’etais bien las, et j’avais une grande envie de dormir; ce que ma maitresse apercevant, elle me mit dans son lit, et me couvrit avec un mouchoir blanc, mais plus large que la grande voile d’un vaisseau de guerre.
Je dormis pendant deux heures, et songeai que j’etais chez moi avec ma femme et mes enfants, ce qui augmenta mon affliction quand je m’eveillai et me trouvai tout seul dans une chambre vaste de deux ou trois cents pieds de largeur et deux cents de hauteur, et couche dans un lit large de dix toises. Ma maitresse etait sortie pour les affaires de la maison, et m’avait enferme au verrou. Le lit etait eleve de quatre toises; je voulais descendre, et je n’osais appeler; quand je l’eusse essaye, c’eut ete inutilement, avec une voix comme la mienne, et y ayant une si grande distance de la chambre ou j’etais a la cuisine, ou la famille se tenait. Sur ces entrefaites, deux rats grimperent le long des rideaux et se mirent a courir sur le lit; l’un approcha de mon visage, sur quoi je me levai tout effraye, et mis le sabre a la main pour me defendre. Ces animaux horribles eurent l’insolence de m’attaquer des deux cotes; mais je fendis le ventre a l’un, et l’autre s’enfuit. Apres cet exploit, je me couchai pour me reposer et reprendre mes esprits. Ces animaux etaient de la grosseur d’un matin, mais infiniment plus agiles et plus feroces, en sorte que si j’eusse ote mon ceinturon et mis bas mon sabre avant de me coucher, j’aurais ete infailliblement devore par deux rats.
Bientot apres, ma maitresse entra dans la chambre, et me voyant tout couvert de sang, elle accourut et me prit dans sa main. Je lui montrai avec mon doigt le rat mort, en souriant et en faisant d’autres signes, pour lui faire entendre que je n’etais pas blesse, ce qui lui donna de la joie. Je tachai de lui faire entendre que je souhaitais fort qu’elle me mit a terre, ce qu’elle fit, et je me sauvai dans le jardin.
Chapitre II
Portrait de la fille du laboureur. L’auteur est conduit a une ville ou il y avait un marche, et ensuite a la capitale. Detail de son voyage.
Ma maitresse avait une fille de l’age de neuf ans, enfant qui avait beaucoup d’esprit pour son age. Sa mere, de concert avec elle, s’avisa d’accommoder pour moi le berceau de sa poupee avant qu’il fut nuit. Le berceau fut mis dans un petit tiroir de cabinet, et le tiroir pose sur une tablette suspendue, de peur des rats; ce fut la mon lit pendant tout le temps que je demeurai avec ces bonnes gens. Cette jeune fille etait si adroite, qu’apres que je me fus deshabille une ou deux fois en sa presence, elle sut m’habiller et me deshabiller quand il lui plaisait, quoique je ne lui donnasse cette peine que pour lui obeir; elle me fit six chemises et d’autres sortes de linge, de la toile la plus fine qu’on put trouver (qui, a la verite, etait plus grossiere que des toiles de navire), et les blanchit toujours elle-meme. Ma blanchisseuse etait encore la maitresse d’ecole qui m’apprenait sa langue. Quand je montrais quelque chose du doigt, elle m’en disait le nom aussitot; en sorte qu’en peu de temps je fus en etat de demander ce que je souhaitais: elle avait, en verite, un tres bon naturel; elle me donna le nom de Grildrig, mot qui signifie ce que les Latins appellent homunculus, les Italiens uomoncellino, et les Anglais manikin, C’est a elle que je fus redevable de ma conservation. Nous etions toujours ensemble; je l’appelais Glumdalclitch, ou la petite nourrice, et je serais coupable d’une tres noire ingratitude si j’oubliais jamais ses soins et son affection pour moi. Je souhaite de tout mon c?ur etre un jour en etat de les reconnaitre, au lieu d’etre peut-etre l’innocente mais malheureuse cause de sa disgrace, comme j’ai trop lieu de l’apprehender.
Il se repandit alors dans tout le pays que mon maitre avait trouve dans les champs un petit animal environ de la grosseur d’un splacknock (animal de ce pays long d’environ six pieds), et de la meme figure qu’une creature humaine; qu’il imitait l’homme dans toutes ses actions, et semblait parler une petite espece de langue qui lui etait propre; qu’il avait deja appris plusieurs de leurs mots; qu’il marchait droit sur les deux pieds, etait doux et traitable, venait quand il etait appele, faisait tout ce qu’on lui ordonnait de faire, avait les membres delicats et un teint plus blanc et plus fin que celui de la fille d’un seigneur a l’age de trois ans. Un laboureur voisin, intime ami de mon maitre, lui rendit visite expres pour examiner la verite du bruit qui s’etait repandu. On me fit venir aussitot: on me mit sur une table, ou je marchai comme on me l’ordonna. Je tirai mon sabre et le remis dans mon fourreau; je fis la reverence a l’ami de mon maitre; je lui demandai, dans sa propre langue, comment il se portait, et lui dis qu’il etait le bienvenu, le tout suivant les instructions de ma petite maitresse. Cet homme, de qui le grand age avait fort affaibli la vue, mit ses lunettes pour me regarder mieux; sur quoi je ne pus m’empecher d’eclater de rire. Les gens de la famille, qui decouvrirent la cause de ma gaiete, se prirent a rire, de quoi le vieux penard [3] fut assez bete pour se facher. Il avait l’air d’un avare, et il le fit bien paraitre par le conseil detestable qu’il donna a mon maitre de me faire voir pour de l’argent a quelque jour de marche, dans la ville prochaine, qui etait eloignee de notre maison d’environ vingt-deux milles. Je devinai qu’il y avait quelque dessein sur le tapis, lorsque je remarquai mon maitre et son ami parlant ensemble tout bas a l’oreille pendant un assez long temps, et quelquefois me regardant et me montrant au doigt.