Les Essais – Livre III
Jamais homme n'eut ses approches plus impertinemment genitales. Cette voye d'aymer, est plus selon la discipline. Mais combien elle est ridicule a nos gens, et peu effectuelle, qui le scait mieux que moy? Si ne m'en viendra point le repentir: Je n'y ay plus que perdre,
me tabula sacer
Votiva paries, indicat uvida,
Suspendisse potenti
Vestimenta maris Deo .
Il est a cette heure temps d'en parler ouvertement. Mais tout ainsi comme a un autre, je dirois a l'avanture, Mon amy tu resves, l'amour de ton temps a peu de commerce avec la foy et la preud'hommie;
h?c si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quam si des operam, ut cum ratione insanias :
Aussi au rebours, si c'estoit a moy de recommencer, ce seroit certes le mesme train, et par mesme progrez, pour infructueux qu'il me peust estre. L'insuffisance et la sottise est louable en une action meslouable. Autant que je m'eslongne de leur humeur en cela, je m'approche de la mienne.
Au demeurant, en ce marche, je ne me laissois pas tout aller: je m'y plaisois, mais je ne m'y oubliois pas: je reservois en son entier, ce peu de sens et de discretion, que nature m'a donne, pour leur service, et pour le mien: un peu d'esmotion, mais point de resverie. Ma conscience s'y engageoit aussi, jusques a la desbauche et dissolution, mais jusques a l'ingratitude, trahison, malignite, et cruaute, non. Je n'achetois pas le plaisir de ce vice a tout prix: et me contentois de son propre et simple coust. Nullum intra se vitium est . Je hay quasi a pareille mesure une oysivete croupie et endormie, comme un embesongnement espineux et penible. L'un me pince, l'autre m'assoupit. J'ayme autant les blesseures, comme les meurtrisseures, et les coups trenchans, comme les coups orbes. J'ay trouve en ce marche, quand j'y estois plus propre, une juste moderation entre ces deux extremitez. L'amour est une agitation esveillee, vive, et gaye: Je n'en estois ny trouble, ny afflige, mais j'en estois eschauffe, et encores altere: il s'en faut arrester la: Elle n'est nuisible qu'aux fols.
Un jeune homme demandoit au Philosophe Panetius, s'il sieroit bien au sage d'estre amoureux: Laissons la le sage, respondit-il, mais toy et moy, qui ne le sommes pas, ne nous engageons en chose si esmeue et violente, qui nous esclave a autruy, et nous rende contemptibles a nous. Il disoit vray: qu'il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse, a une ame qui n'aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabatre par effect la parole d'Agesilaus, que la prudence et l'amour ne peuvent ensemble. C'est une vaine occupation, il est vray, messeante, honteuse, et illegitime: Mais a la conduire en cette facon, je l'estime salubre, propre a desgourdir un esprit, et un corps poisant: Et comme medecin, l'ordonnerois a un homme de ma forme et condition, autant volontiers qu'aucune autre recepte: pour l'esveiller et tenir en force bien avant dans les ans, et le dilaier des prises de la vieillesse. Pendant que nous n'en sommes qu'aux fauxbourgs, que le pouls bat encores,
Dum nova canities, dum prima et recta senectus,
Dum superest Lachesi quod torqueat, Et pedibus me
Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo ,
nous avons besoing d'estre sollicitez et chatouillez, par quelque agitation mordicante, comme est cette-cy. Voyez combien elle a rendu de jeunesse, de vigueur et de gayete, au sage Anacreon. Et Socrates, plus vieil que je ne suis, parlant d'un object amoureux: M'estant dit-il, appuye contre son espaule, de la mienne, et approche ma teste a la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans un livre, je senty sans mentir, soudain une piqueure dans l'espaule, comme de quelque morsure de beste; et fus plus de cinq jours depuis, qu'elle me fourmilloit: et m'escoula dans le coeur une demangeaison continuelle: Un attouchement, et fortuite, et par une espaule, aller eschauffer, et alterer une ame refroidie, et esnervee par l'aage, et la premiere de toutes les humaines, en reformation. Pourquoy non dea? Socrates estoit homme, et ne vouloit ny estre ny sembler autre chose.
La philosophie n'estrive point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit joincte: et en presche la moderation, non la fuitte. L'effort de sa resistance s'employe contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits du coprs ne doivent pas estre augmentez par l'esprit. Et nous advertit ingenieusement, de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturite: de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre: d'eviter toute jouyssance, qui nous met en disette: et toute viande et breuvage, qui nous altere, et affame. Comme au service de l'amour elle nous ordonne, de prendre un object qui satisface simplement au besoing du corps, qui n'esmeuve point l'ame: laquelle n'en doit pas faire son faict, ains suyvre nuement et assister le corps. Mais ay-je pas raison d'estimer, que ces preceptes, qui ont pourtant d'ailleurs, selon moy, un peu de rigueur, regardent un corps qui face son office: et qu'a un corps abbattu, comme un estomach prosterne, il est excusable de le rechauffer et soustenir par art: et par l'entremise de la fantasie, luy faire revenir l'appetit et l'allegresse, puis que de soy il l'a perdue?
Pouvons nous pas dire, qu'il n'y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement, ny corporel, ny spirituel: et qu'injurieusement nous desmembrons un homme tout vif: et qu'il semble y avoir raison, que nous nous portions envers l'usage du plaisir, aussi favorablement aumoins, que nous faisons envers la douleur? Elle estoit (pour exemple) vehemente, jusques a la perfection, en l'ame des Saincts par la poenitence: Le corps y avoit naturellement part, par le droict de leur colligance, et si pouvoit avoir peu de part a la cause: si ne se sont ils pas contentez qu'il suyvist nuement, et assistast l'ame affligee. Ils l'ont afflige luymesme, de peines atroces et propres: affin qu'a l'envy l'un de l'autre, l'ame et le corps plongeassent l'homme dans la douleur, d'autant plus salutaire, que plus aspre.
En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas injustice d'en refroidir l'ame, et dire, qu'il l'y faille entrainer, comme a quelque obligation et necessite contreinte et servile? C'est a elle plustost de les couver et fomenter: de s'y presenter et convier: la charge de regir luy appartenant. Comme c'est aussi a mon advis a elle, aux plaisirs, qui luy sont propres, d'en inspirer et infondre au corps tout le ressentiment que porte sa condition, et de s'estudier qu'ils luy soient doux et salutaires. Car c'est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l'esprit. Mais pourquoy n'est-ce pas aussi raison, que l'esprit ne suive pas les siens, au dommage du corps?
Je n'ay point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l'avarice, l'ambition, les querelles, les proces, font a l'endroit des autres, qui comme moy, n'ont point de vacation assignee, l'amour le feroit plus commodement: Il me rendroit la vigilance, la sobriete, la grace, le soing de ma personne: R'asseureroit ma contenance, a ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent a la corrompre: Me remettroit aux estudes sains et sages, par ou je me peusse rendre plus estime et plus ayme: ostant a mon esprit le desespoir de soy, et de son usage, et le raccointant a soy: Me divertiroit de mille pensees ennuyeuses, de mille chagrinsmelancholiques, que l'oysivete nous charge en tel aage, et le mauvais estat de nostre sante: reschaufferoit aumoins en songe, ce sang que nature abandonne: soustiendroit le menton, et allongeroit un peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, a ce pauvre homme, qui s'en va le grand train vers sa ruine.
Mais j'entens bien que c'est une commodite fort mal-aisee a recouvrer: Par foiblesse, et longue experience, nostre goust est devenu plus tendre et plus exquis: Nous demandons plus, lors que nous apportons moins: Nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d'estre acceptez: Nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis, et plus deffians: rien ne nous peut asseurer d'estre aymez, veu nostre condition, et la leur. J'ay honte de me trouver parmycette verte et bouillante jeunesse,
Cujus in indomito constantior inguine nervus,
Quam nova collibus arbor inh?ret :
Qu'irions nous presenter nostre misere parmy cette allegresse?
Possint ut juvenes visere fervidi
Multo non sine risu,
Dilapsam in cineres facem .
Ils ont la force et la raison pour eux: faisons leur place: nous n'avons plus que tenir.
Et ce germe de beaute naissante, ne se laisse manier a mains si gourdes, et prattiquer a moyens purs materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien, a celuy qui se moquoit, dequoy il n'avoit sceu gaigner la bonne grace d'un tendron qu'il pourchassoit: Mon amy, le hamecon ne mord pas a du fromage si frais.
Or c'est un commerce qui a besoin de relation et de correspondance: Les autres plaisirs que nous recevons, se peuvent recognoistre par recompenses de nature diverse: mais cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En verite en ce desduit, le plaisir que je fay, chatouille plus doucement mon imagination, que celuy qu'on me fait. Or cil n'a rien de genereux, qui peut recevoir plaisir ou il n'en donne point: c'est une vile ame, qui veut tout devoir, et qui se plaist de nourrir de la conference, avec les personnes ausquels il est en charge. Il n'y a beaute, ny grace, ny privaute si exquise, qu'un galant homme deust desirer a ce prix. Si elles ne nous peuvent faire du bien que par pitie: j'ayme bien plus cher ne vivre point, que de vivre d'aumosne. Je voudrois avoir droit de le leur demander, au stile auquel j'ay veu quester en Italie: Fate ben per voi: ou a la guise que Cyrus exhortoit ses soldats, Qui m'aymera, si me suive.
R'alliez vous, me dira lon, a celles de vostre condition, que la compagnie de mesme fortune vous rendra plus aysees. O la sotte composition et insipide!
nolo
Barbam vellere mortuo leoni .
Xenophon employe pour objection et accusation, contre Menon, qu'en son amour il embesongna des objects passants fleur. Je trouve plus de volupte a seulement veoir le juste et doux meslange de deux jeunes beautes: ou a le seulement considerer par fantasie, qu'a faire moy mesme le second, d'un meslange triste et informe. Je resigne cet appetit fantastique, a l'Empereur Galba, qui ne s'addonnoit qu'aux chairs dures et vieilles: Et a ce pauvre miserable,
O ego di faciant talem te cernere possim,
Charaque mutatis oscula ferre comis,
Amplectique meis corpus non pingue lacertis!