Les Essais – Livre III
CHAPITRE VI Des Coches
IL est bien aise a verifier, que les grands autheurs, escrivans des causes, ne se servent pas seulement de celles qu'ils estiment estre vrayes, mais de celles encores qu'ils ne croient pas, pourveu qu'elles ayent quelque invention et beaute. Ils disent assez veritablement et utilement, s'ils disent ingenieusement. Nous ne pouvons nous asseurer de la maistresse cause, nous en entassons plusieurs, voir pour si par rencontre elle se trouvera en ce nombre,
Namque unam dicere causam,
Non satis est, verum plures unde una tamen sit .
Me demandez vous d'ou vient cette coustume, de benire ceux qui esternuent? Nous produisons trois sortes de vent; celuy qui sort par embas est trop sale: celuy qui sort par la bouche, porte quelque reproche de gourmandise: le troisiesme est l'esternuement: et parce qu'il vient de la teste, et est sans blasme, nous luy faisons cet honneste recueil: Ne vous moquez pas de cette subtilite, elle est (dit-on) d'Aristote.
Il me semble avoir veu en Plutarque (qui est de tous les autheurs que je cognoisse, celuy qui a mieux mesle l'art a la nature, et le jugement a la science) rendant la cause du souslevement d'estomach, qui advient a ceux qui voyagent en mer, que cela leur arrive de crainte: ayant trouve quelque raison, par laquelle il prouve, que la crainte peut produire un tel effect. Moy qui y suis fort subject, scay bien, que cette cause ne me touche pas. Et le scay, non par argument, mais par necessaire experience. Sans alleguer ce qu'on m'a dict, qu'il en arrive de mesme souvent aux bestes, specialement aux pourceaux, hors de toute apprehension de danger: et ce qu'un mien cognoissant, m'a tesmoigne de soy, qu'y estant fort subjet, l'envie de vomir luy estoit passee, deux ou trois fois, se trouvant presse de frayeur, en grande tourmente: Comme a cet ancien: Pejus vexabar quam ut periculum mihi succurreret . Je n'euz jamais peur sur l'eau: comme je n'ay aussi ailleurs (et s'en est assez souvent offert de justes, si la mort l'est) qui m'ait trouble ou esblouy. Elle naist par fois de faute de jugement, comme de faute de coeur. Tous les dangers que j'ay veu, c'a este les yeux ouverts, la veue libre, saine, et entiere: Encore faut-il du courage a craindre. Il me servit autrefois au prix d'autres, pour conduire et tenir en ordre, ma fuite, qu'elle fust sinon sans crainte, toutesfois sans effroy, et sans estonnement. Elle estoit esmeue, mais non pas estourdie ny esperdue.
Les grandes ames vont bien plus outre, et representent des fuites, non rassises seulement, et saines, mes fieres. Disons celle qu'Alcibiades recite de Socrates, son compagnon d'armes: Je le trouvay (dit-il) apres la route de nostre armee, luy et Lachez, des derniers entre les fuyans: et le consideray tout a mon aise, et en seurete, car j'estois sur un bon cheval, et luy a pied, et avions ainsi combatu. Je remarquay premierement, combien il montroit d'avisement et de resolution, au prix de Lachez: et puis la braverie de son marcher, nullement different du sien ordinaire: sa veue ferme et reglee, considerant et jugeant ce qui se passoit autour de luy: regardant tantost les uns, tantost les autres, amis et ennemis, d'une facon, qui encourageoit les uns, et signifioit aux autres, qu'il estoit pour vendre bien cher son sang et sa vie, a qui essayeroit de la luy oster, et se sauverent ainsi: car volontiers on n'attaque pas ceux-cy, on court apres les effraiez. Voyla le tesmoignage de ce grand Capitaine: qui nous apprend ce que nous essaions tous les jous, qu'il n'est rien qui nous jette tant aux dangers, qu'une faim inconsideree de nous en mettre hors. Quo timoris minus est, eo minus ferme periculi est . Nostre peuple a tort, de dire, celuy-la craint la mort, quand il veut exprimer, qu'il y songe, et qu'il la prevoit. La prevoyance convient egallement a ce qui nous touche en bien, et en mal. Considerer et juger le danger, est aucunement le rebours de s'en estonner.
Je ne me sens pas assez fort pour soustenir le coup, et l'impetuosite, de cette passion de la peur, ny d'autre vehemente. Si j'en estois un coup vaincu, et atterre, je ne m'en releverois jamais bien entier. Qui auroit faict perdre pied a mon ame, ne la remettroit jamais droicte en sa place. Elle se retaste et recherche trop vifvement et profondement: Et pourtant, ne lairroit jamais ressoudre et consolider la playe qui l'auroit percee. Il m'a bien pris qu'aucune maladie ne me l'ayt encore desmise. A chasque charge qui me vient, je me presente et oppose, en mon haut appareil. Ainsi la premiere qui m'emporteroit, me mettroit sans resource. Je n'en fais point a deux. Par quelque endroict que le ravage faucast ma levee, me voyla ouvert, et noye sans remede. Epicurus dit, que le sage ne peut jamais passer a un estat contraire. J'ay quelque opinion de l'envers de cette sentence; que qui aura este une fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage.
Dieu me donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le moyen que j'ay de les soustenir. Nature m'ayant descouvert d'un coste, m'a couvert de l'autre: M'ayant desarme de force, m'a arme d'insensibilite, et d'une apprehension reiglee, ou mousse.
Or je ne puis souffrir long temps (et les souffrois plus difficilement en jeunesse) ny coche, ny littiere, ny bateau, et hay toute autre voiture que de cheval, et en la ville, et aux champs: Mais je puis souffrir la lictiere, moins qu'un coche: et par mesme raison, plus aisement une agitation rude sur l'eau, d'ou se produict la peur, que le mouvement qui se senten temps calme. Par cette legere secousse, que les avirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, je me sens brouiller, je ne scay comment, la teste et l'estomach: comme je ne puis souffrir soubs moy un siege tremblant. Quand la voile, ou le cours de l'eau, nous emporte esgallement, ou qu'on nous toue, cette agitation unie, ne me blesse aucunement. C'est un remuement interrompu, qui m'offence: et plus, quand il est languissant. Je ne scaurois autrement peindre sa forme. Les medecins m'ont ordonne de me presser et sangler d'une serviette le bas du ventre, pour remedier a cet accident: ce que je n'ay point essaye, ayant accoustume de lucter les deffauts qui sont en moy, et les dompter par moy-mesme.
Si j'en avoy la memoire suffisamment informee, je ne pleindroy mon temps a dire icy l'infinie variete, que les histoires nous presentent de l'usage des coches, au service de la guerre: divers selon les nations, selon les siecles: de grand effect, ce me semble, et necessite. Si que c'est merveille, que nous en ayons perdu toute cognoissance. J'en diray seulement cecy, que tout freschement, du temps de nos peres, les Hongres les mirent tres-utilement en besongne contre les Turcs: en chacun y ayant un rondellier et un mousquetaire, et nombre de harquebuzes rengees, prestes et chargees: le tout couvert d'une pavesade, a la mode d'une galliotte. Ils faisoient front a leur bataille de trois mille tels coches: et apres que le canon avoit joue, les faisoient tirer, et avaller aux ennemys cette salue, avant que de taster le reste: qui n'estoit pas un leger avancement: ou descochoient lesdits coches dans leurs escadrons, pour les rompre et y faire jour: Outre le secours qu'ils en pouvoient prendre, pour flanquer en lieu chatouilleux, les trouppes marchants en la campagne: ou a couvrir un logis a la haste, et le fortifier. De mon temps, un gentil-homme, en l'une de nos frontieres, impost de sa personne, et ne trouvant cheval capable de son poids, ayant une querelle, marchoit par pais en coche, de mesme cette peinture, et s'en trouvoit tres-bien. Mais laissons ces coches guerriers. Comme si leur neantise n'estoit assez cognue a meilleures enseignes, les derniers Roys de nostre premiere race marchoient par pais en un chariot mene de quatre boeufs.
Marc Antoine fut le premier, qui se fit trainer a Rome, et une garse menestriere quand et luy, par des lyons attelez a un coche. Heliogabalus en fit depuis autant, se disant Cibele la mere des Dieux: et aussi par des tigres, contrefaisant le Dieu Bacchus: il attela aussi par fois deux cerfs a son coche: et une autrefois quatre chiens: et encore quatre garses nues, se faisant trainer par elles, en pompe, tout nud. L'Empereur Firmus fit mener son coche, a des Autruches de merveilleuse grandeur, de maniere qu'il sembloit plus voler que rouler. L'estrangete de ces inventions, me met en teste cett'autre fantasie: Que c'est une espece de pusillanimite, aux monarques, et un tesmoignage de ne sentir point assez, ce qu'ils sont, de travailler a se faire valloir et paroistre, par despences excessives. Ce seroit chose excusable en pays estranger: mais parmy ses subjects, ou il peut tout, il tire de sa dignite, le plus extreme degre d'honneur, ou il puisse arriver. Comme a un gentil-homme, il me semble, qu'il est superflu de se vestir curieusement en son prive: sa maison, son train, sa cuysine respondent assez de luy.
Le conseil qu'Isocrates donne a son Roy, ne me semble sans raison: Qu'il soit splendide en meubles et utensiles: d'autant que c'est une despense de duree, qui passe jusques a ses successeurs: Et qu'il fuye toutes magnificences, qui s'escoulent incontinent et de l'usage et de la memoire.
J'aymois a me parer quand j'estoy cadet, a faute d'autre parure: et me seoit bien: Il en est sur qui les belles robes pleurent Nous avons des comtes merveilleux de la frugalite de nos Roys au tour de leurs personnes, et en leurs dons: grands Roys en credit, en valeur, et en fortune. Demosthenes combat a outrance, la loy de sa ville, qui assignoit les deniers publics aux pompes des jeux, et de leurs festes: Il veut que leur grandeur se montre, en quantite de vaisseaux bien equippez, et bonnes armees bien fournies.
Et a lon raison d'accuser Theophrastus, qui establit en son livre Des richesses , un advis contraire: et maintient telle nature de despense, estre le vray fruit de l'opulence. Ce sont plaisirs, dit Aristote, qui ne touchent que la plus basse commune: qui s'evanouissent de la souvenance aussi tost qu'on en est rassasie: et desquels nul homme judicieux et grave ne peut faire estime. L'emploitte me sembleroit bien plus royale, comme plus utile, juste et durable, en ports, en haures, fortifications et murs: en bastiment sumptueux, en Eglises, hospitaux, colleges, reformation de rues et chemins: en quoy le Pape Gregoire treziesme lairra sa memoire recommandable a long temps: et en quoy nostre Royne Catherine tesmoigneroit a longues annees sa liberalite naturelle et munificence, si ses moyens suffisoient a son affection. La fortune m'a faict grand desplaisir d'interrompre la belle structure du Pont neuf, de nostre grand'ville, et m'oster l'espoir avant mourir d'en veoir en train le service.
Outre ce, il semble aux subjects spectateurs de ces triomphes, qu'on leur fait montre de leurs propres richesses, et qu'on les festoye a leurs despens. Car les peuples presument volontiers des Roys, comme nous faisons de nos valets: qu'ils doivent prendre soing de nous apprester en abondance tout ce qu'il nous faut, mais qu'ils n'y doivent aucunement toucher de leur part. Et pourtant L'Empereur Galba, ayant pris plaisir a un musicien pendant son souper, se fit porter sa boete, et luy donna en sa main une poignee d'escus, qu'il y pescha, avec ces paroles: Ce n'est pas du public, c'est du mien. Tant y a, qu'il advient le plus souvent, que le peuple a raison: et qu'on repaist ses yeux, de ce dequoy il avoit a paistre son ventre. La liberalite mesme n'est pas bien en son lustre en main souveraine: les privez y ont plus de droict. Car a le prendre exactement, un Roy n'a rien proprement sien; il se doibt soy-mesmes a autruy.