Le pere Goriot
— Merci, tu m’as fait du bien, Bianchon ! nous serons toujours amis.
— Dis donc, reprit l’etudiant en medecine, en sortant du cours de Cuvier au Jardin-des-Plantes je viens d’apercevoir la Michonneau et le Poiret causant sur un banc avec un monsieur que j’ai vu dans les troubles de l’annee derniere aux environs de la Chambre des Deputes, et qui m’a fait l’effet d’etre un homme de la police deguise en honnete bourgeois vivant de ses rentes. Etudions ce couple-la : je te dirai pourquoi. Adieu, je vais repondre a mon appel de quatre heures.
Quand Eugene revint a la pension, il trouva le pere Goriot qui l’attendait.
— Tenez, dit le bonhomme, voila une lettre d’elle. Hein, la jolie ecriture !
Eugene decacheta la lettre et lut.
« Monsieur, mon pere m’a dit que vous aimiez la musique italienne. Je serais heureuse si vous vouliez me faire le plaisir d’accepter une place dans ma loge. Nous aurons samedi la Fodor et Pellegrini, je suis sure alors que vous ne me refuserez pas. Monsieur de Nucingen se joint a moi pour vous prier de venir diner avec nous sans ceremonie. Si vous acceptez, vous le rendrez bien content de n’avoir pas a s’acquitter de sa corvee conjugale en m’accompagnant. Ne me repondez pas, venez, et agreez mes compliments.
» D. de N. »
— Montrez-la-moi, dit le bonhomme a Eugene quand il eut lu la lettre. Vous irez, n’est-ce pas ? ajouta-t-il apres avoir flaire le papier. Cela sent-il bon ! Ses doigts ont touche ca, pourtant !
— Une femme ne se jette pas ainsi a la tete d’un homme, se disait l’etudiant. Elle veut se servir de moi pour ramener de Marsay. Il n’y a que le depit qui fasse faire de ces choses-la.
— Eh ! bien, dit le pere Goriot, a quoi pensez-vous donc ?
Eugene ne connaissait pas le delire de vanite dont certaines femmes etaient saisies en ce moment, et ne savait pas que, pour s’ouvrir une porte dans le faubourg Saint-Germain, la femme d’un banquier etait capable de tous les sacrifices. A cette epoque, la mode commencait a mettre au-dessus de toutes les femmes celles qui etaient admises dans la societe du faubourg Saint-Germain, dites les dames du Petit-Chateau, parmi lesquelles madame de Beauseant, son amie la duchesse de Langeais et la duchesse de Maufrigneuse tenaient le premier rang. Rastignac seul ignorait la fureur dont etaient saisies les femmes de la Chaussee-d’Antin pour entrer dans le cercle superieur ou brillaient les constellations de leur sexe. Mais sa defiance le servit bien, elle lui donna de la froideur, et le triste pouvoir de poser des conditions au lieu d’en recevoir.
— Oui, j’irai, repondit-il.
Ainsi la curiosite le menait chez madame de Nucingen, tandis que, si cette femme l’eut dedaigne, peut-etre y aurait-il ete conduit par la passion. Neanmoins il n’attendit pas le lendemain et l’heure de partir sans une sorte d’impatience. Pour un jeune homme, il existe dans sa premiere intrigue autant de charmes peut-etre qu’il s’en rencontre dans un premier amour. La certitude de reussir engendre mille felicites que les hommes n’avouent pas, et qui font tout le charme de certaines femmes. Le desir ne nait pas moins de la difficulte que de la facilite des triomphes. Toutes les passions des hommes sont bien certainement excitees ou entretenues par l’une ou l’autre de ces deux causes, qui divisent l’empire amoureux. Peut-etre cette division est-elle une consequence de la grande question des temperaments, qui domine, quoi qu’on en dise, la societe. Si les melancoliques ont besoin du tonique des coquetteries, peut-etre les gens nerveux ou sanguins decampent-ils si la resistance dure trop. En d’autres termes, l’elegie est aussi essentiellement lymphatique que le dithyrambe est bilieux. En faisant sa toilette, Eugene savoura tous ces petits bonheurs dont n’osent parler les jeunes gens, de peur de se faire moquer d’eux, mais qui chatouillent l’amour-propre. Il arrangeait ses cheveux en pensant que le regard d’une jolie femme se coulerait sous leurs boucles noires. Il se permit des singeries enfantines autant qu’en aurait fait une jeune fille en s’habillant pour le bal. Il regarda complaisamment sa taille mince, en deplissant son habit. — Il est certain, se dit-il, qu’on en peut trouver de plus mal tournes ! Puis il descendit au moment ou tous les habitues de la pension etaient a table, et recut gaiement le hourra de sottises que sa tenue elegante excita. Un trait des m?urs particulieres aux pensions bourgeoises est l’ebahissement qu’y cause une toilette soignee. Personne n’y met un habit neuf sans que chacun dise son mot.
— Kt, kt, kt, kt, fit Bianchon en faisant claquer sa langue contre son palais, comme pour exciter un cheval.
— Tournure de duc et pair ! dit madame Vauquer.
— Monsieur va en conquete ? fit observer mademoiselle Michonneau.
— Kocqueriko ! cria le peintre.
— Mes compliments a madame votre epouse, dit l’employe au Museum.
— Monsieur a une epouse ? demanda Poiret.
— Une epouse a compartiments, qui va sur l’eau, garantie bon teint, dans les prix de vingt-cinq a quarante, dessins a carreaux du dernier gout, susceptible de se laver, d’un joli porter, moitie fil, moitie coton, moitie laine, guerissant le mal de dents, et autres maladies approuvees par l’Academie royale de Medecine ! excellente d’ailleurs pour les enfants ! meilleure encore contre les maux de tete, les plenitudes et autres maladies de l’?sophage, des yeux et des oreilles, cria Vautrin avec la volubilite comique et l’accentuation d’un operateur. Mais combien cette merveille, me direz-vous, messieurs, deux sous ! Non. Rien du tout. C’est un reste des fournitures faites au grand-Mogol, et que tout les souverains de l’Europe, y compris le grrrrrrand-duc de Bade, ont voulu voir ! Entrez droit devant vous ! et passez au petit bureau. Allez, la musique ! Brooum, la, la, trinn ! la, boum, boum ! Monsieur de la clarinette, tu joues faux, reprit-il d’une voix enrouee, je te donnerai sur les doigts.
— Mon Dieu ! que cet homme-la est agreable, dit madame Vauquer a madame Couture, je ne m’ennuierais jamais avec lui.
Au milieu des rires et des plaisanteries, dont ce discours comiquement debite fut le signal, Eugene put saisir le regard furtif de mademoiselle Taillefer qui se pencha sur madame Couture, a l’oreille de laquelle elle dit quelques mots.
— Voila le cabriolet, dit Sylvie.
— Ou dine-t-il donc ? demanda Bianchon.
— Chez madame la baronne de Nucingen.
— La fille de monsieur Goriot, repondit l’etudiant.
A ce nom, les regards se porterent sur l’ancien vermicellier, qui contemplait Eugene avec une sorte d’envie.
Rastignac arriva rue Saint-Lazare, dans une de ces maisons legeres, a colonnes minces, a portiques mesquins, qui constituent le jolia Paris, une veritable maison de banquier, pleine de recherches couteuses, des stucs, des paliers d’escalier en mosaique de marbre. Il trouva madame de Nucingen dans un petit salon a peintures italiennes, dont le decor ressemblait a celui des cafes. La baronne etait triste. Les efforts qu’elle fit pour cacher son chagrin interesserent d’autant plus vivement Eugene qu’il n’y avait rien de joue. Il croyait rendre une femme joyeuse par sa presence, et la trouvait au desespoir. Ce desappointement piqua son amour-propre.
— J’ai bien peu de droits a votre confiance, madame, dit-il apres l’avoir [avoir l’avoir] lutinee sur sa preoccupation ; mais si je vous genais, je compte sur votre bonne foi, vous me le diriez franchement.
— Restez, dit-elle, je serais seule si vous vous en alliez. Nucingen dine en ville, et je ne voudrais pas etre seule, j’ai besoin de distraction.
— Mais qu’avez vous ?
— Vous seriez la derniere personne a qui je le dirais, s’ecria-t-elle.
— Je veux le savoir, je dois alors etre pour quelque chose dans ce secret.
— Peut-etre ! Mais non, reprit-elle, c’est des querelles de menage qui doivent etre ensevelies au fond du c?ur. Ne vous le disais-je pas avant-hier ? je ne suis point heureuse. Les chaines d’or sont les plus pesantes.