Le pere Goriot
Quand une femme dit a un jeune homme qu’elle est malheureuse, si ce jeune homme est spirituel, bien mis, s’il a quinze cents francs d’oisivete dans sa poche, il doit penser ce que se disait Eugene, et devient fat.
— Que pouvez-vous desirer ? repondit-il. Vous etes belle, jeune, aimee, riche.
— Ne parlons pas de moi, dit-elle en faisant un sinistre mouvement de tete. Nous dinerons ensemble, tete a tete, nous irons entendre la plus delicieuse musique. Suis-je a votre gout ? reprit-elle en se levant et montrant sa robe en cachemire blanc a dessins perses de la plus riche elegance.
— Je voudrais que vous fussiez toute a moi, dit Eugene. Vous etes charmante.
— Vous auriez une triste propriete, dit-elle en souriant avec amertume. Rien ici ne vous annonce le malheur, et cependant, malgre ces apparences, je suis au desespoir. Mes chagrins m’otent le sommeil, je deviendrai laide.
— Oh ! cela est impossible, dit l’etudiant. Mais je suis curieux de connaitre ces peines qu’un amour devoue n’effacerait pas ?
— Ah ! si je vous les confiais, vous me fuiriez, dit-elle. Vous ne m’aimez encore que par une galanterie qui est de costume chez les hommes ; mais si vous m’aimiez bien, vous tomberiez dans un desespoir affreux. Vous voyez que je dois me taire. De grace, reprit-elle, parlons d’autre chose. Venez voir mes appartements.
— Non, restons ici, repondit Eugene en s’asseyant sur une causeuse devant le feu pres de madame de Nucingen, dont il prit la main avec assurance.
Elle la laissa prendre et l’appuya meme sur celle du jeune homme par un de ces mouvements de force concentree qui trahissent de fortes emotions.
— Ecoutez, lui dit Rastignac ; si vous avez des chagrins, vous devez me les confier. Je veux vous prouver que je vous aime pour vous. Ou vous parlerez et me direz vos peines afin que je puisse les dissiper, fallut-il tuer six hommes, ou je sortirai pour ne plus revenir.
— Eh ! bien, s’ecria-t-elle saisie par une pensee de desespoir qui la fit se frapper le front, je vais vous mettre a l’instant meme a l’epreuve. Oui, se dit-elle, il n’est plus que ce moyen. Elle sonna.
— La voiture de monsieur est-elle attelee ? dit-elle a son valet de chambre.
— Oui, madame.
— Je la prends. Vous lui donnerez la mienne et mes chevaux. Vous ne servirez le diner qu’a sept heures.
— Allons, venez, dit-elle a Eugene, qui crut rever en se trouvant dans le coupe de monsieur de Nucingen, a cote de cette femme.
— Au Palais-Royal, dit-elle au cocher, pres du Theatre-Francais.
En route, elle parut agitee, et refusa de repondre aux mille interrogations d’Eugene, qui ne savait que penser de cette resistance muette, compacte, obtuse.
— En un moment elle m’echappe, se disait-il.
Quand la voiture s’arreta, la baronne regarda l’etudiant d’un air qui imposa silence a ses folles paroles ; car il s’etait emporte.
— Vous m’aimez bien ? dit-elle.
— Oui, repondit-il en cachant l’inquietude dont il fut soudainement saisi.
— Vous ne penserez rien de mal sur moi, quoi que je puisse vous demander ?
— Non.
— Etes-vous dispose a m’obeir ?
— Aveuglement.
— Avez-vous ete au jeu ? dit-elle d’une voix tremblante.
— Jamais.
— Ah ! je respire. Vous aurez du bonheur. Voici ma bourse, dit-elle. Prenez donc ! il y a cent francs, c’est tout ce que possede cette femme si heureuse. Montez dans une maison de jeu, je ne sais ou elles sont, mais je sais qu’il y en a au Palais-Royal. Risquez les cent francs a un jeu qu’on nomme la roulette, et perdez tout, ou rapportez-moi six mille francs. Je vous dirai mes chagrins a votre retour.
— Je veux bien que le diable m’emporte si je comprends quelque chose a ce que je vais faire, mais je vais vous obeir, dit-il avec une joie causee par cette pensee : « Elle se compromet avec moi, elle n’aura rien a me refuser. »
Eugene prend la jolie bourse, court au numero NEUF, apres s’etre fait indiquer par un marchand d’habits la plus prochaine maison de jeu. Il y monte, se laisse prendre son chapeau, mais il entre et demande ou est la roulette. A l’etonnement des habitues, le garcon de salle le mene devant une longue table. Eugene, suivi de tous les spectateurs, demande sans vergogne ou il faut mettre l’enjeu.
— Si vous placez un louis sur un seul de ces trente-six numeros, et qu’il sorte, vous aurez trente-six louis, lui dit un vieillard respectable a cheveux blancs.
Eugene jette les cent francs sur le chiffre de son age, vingt et un. Un cri d’etonnement part sans qu’il ait eu le temps de se reconnaitre. Il avait gagne sans le savoir.
— Retirez donc votre argent, lui dit le vieux monsieur, l’on ne gagne pas deux fois dans ce systeme-la.
Eugene prend un rateau que lui tend le vieux monsieur, il tire a lui les trois mille six cents francs et, toujours sans rien savoir du jeu, les place sur la rouge. La galerie le regarde avec envie, en voyant qu’il continue a jouer. La roue tourne, il gagne encore, et le banquier lui jette encore trois mille six cents francs.
— Vous avez sept mille deux cents francs a vous, lui dit a l’oreille le vieux monsieur. Si vous m’en croyez, vous vous en irez, la rouge a passe huit fois. Si vous etes charitable, vous reconnaitrez ce bon avis en soulageant la misere d’un ancien prefet de Napoleon qui se trouve dans le dernier besoin.
Rastignac etourdi se laisse prendre dix louis par l’homme a cheveux blancs, et descend avec les sept mille francs, ne comprenant encore rien au jeu, mais stupefie de son bonheur.
— Ah ca ! ou me menerez-vous maintenant, dit-il en montrant les sept mille francs a madame de Nucingen quand la portiere fut refermee.
Delphine le serra par une etreinte folle et l’embrassa vivement, mais sans passion. — Vous m’avez sauvee ! Des larmes de joie coulerent en abondance sur ses joues. Je vais tout vous dire, mon ami. Vous serez mon ami, n’est-ce pas ? Vous me voyez riche, opulente, rien ne me [] manque ou je parais ne manquer de rien ! Eh ! bien, sachez que monsieur de Nucingen ne me laisse pas disposer d’un sou : il paye toute la maison, mes voitures, mes loges ; il m’alloue pour ma toilette une somme insuffisante, il me reduit a une misere secrete par calcul. Je suis trop fiere pour l’implorer. Ne serais-je pas la derniere des creatures si j’achetais son argent au prix ou il veut me le vendre ! Comment, moi riche de sept cent mille francs, me suis-je laisse depouiller ? par fierte, par indignation. Nous sommes si jeunes, si naives, quand nous commencons la vie conjugale ! La parole par laquelle il fallait demander de l’argent a mon mari me dechirait la bouche ; je n’osais jamais, je mangeais l’argent de mes economies et celui que me donnait mon pauvre pere ; puis je me suis endettee. Le mariage est pour moi la plus horrible des deceptions, je ne puis vous en parler : qu’il vous suffise de savoir que je me jetterais par la fenetre s’il fallait vivre avec Nucingen autrement qu’en ayant chacun notre appartement separe. Quand il a fallu lui declarer mes dettes de jeune femme, des bijoux, des fantaisies (mon pauvre pere nous avait accoutumees a ne nous rien refuser), j’ai souffert le martyre ; mais enfin j’ai trouve le courage de les dire. N’avais-je pas une fortune a moi ? Nucingen s’est emporte, il m’a dit que je le ruinerais, des horreurs ! J’aurais voulu etre a cent pieds sous terre. Comme il avait pris ma dot, il a paye ; mais en stipulant desormais pour mes depenses personnelles une pension a laquelle je me suis resignee, afin d’avoir la paix. Depuis, j’ai voulu repondre a l’amour-propre de quelqu’un que vous connaissez, dit-elle. Si j’ai ete trompee par lui, je serais mal venue a ne pas rendre justice a la noblesse de son caractere. Mais enfin il m’a quittee indignement ! Onne devrait jamais abandonner une femme a laquelle on a jete, dans un jour de detresse, un tas d’or ! Ondoit l’aimer toujours ! Vous, belle ame de vingt et un ans, vous jeune et pur, vous me demanderez comment une femme peut accepter de l’or d’un homme ? Mon Dieu ! n’est-il pas naturel de tout partager avec l’etre auquel nous devons notre bonheur ? Quand on s’est tout donne, qui pourrait s’inquieter d’une parcelle de ce tout ? L’argent ne devient quelque chose qu’au moment ou le sentiment n’est plus. N’est-on pas lie pour la vie ? Qui de nous prevoit une separation en se croyant bien aimee ? Vous nous jurez un amour eternel, comment avoir alors des interets distincts ? Vous ne savez pas ce que j’ai souffert aujourd’hui, lorsque Nucingen m’a positivement refuse de me donner six mille francs, lui qui les donne tous les mois a sa maitresse, une fille de l’Opera ! Je voulais me tuer. Les idees les plus folles me passaient par la tete. Il y a eu des moments ou j’enviais le sort d’une servante, de ma femme de chambre. Aller trouver mon pere, folie ! Anastasie et moi nous l’avons egorge : mon pauvre pere se serait vendu s’il pouvait valoir six mille francs. J’aurais ete le desesperer en vain. Vous m’avez sauvee de la honte et de la mort, j’etais ivre de douleur. Ah ! monsieur, je vous devais cette explication : j’ai ete bien deraisonnablement folle avec vous. Quand vous m’avez quittee, et que je vous ai eu perdu de vue, je voulais m’enfuir a pied… ou ? je ne sais. Voila la vie de la moitie des femmes de Paris : un luxe exterieur, des soucis cruels dans l’ame. Je connais de pauvres creatures encore plus malheureuses que je ne le suis. Il y a pourtant des femmes obligees de faire faire de faux memoires par leurs fournisseurs. D’autres sont forcees de voler leurs maris : les uns croient que des cachemires de cent louis se donnent pour cinq cents francs, les autres qu’un cachemire de cinq cents francs vaut cent louis. Il se rencontre de pauvres femmes qui font jeuner leurs enfants, et grappillent pour avoir une robe. Moi, je suis pure de ces odieuses tromperies. Voici ma derniere angoisse. Si quelques femmes se vendent a leurs maris pour les gouverner, moi au moins je suis libre ! Je pourrais me faire couvrir d’or par Nucingen, et je prefere pleurer la tete appuyee sur le c?ur d’un homme que je puisse estimer. Ah ! ce soir monsieur de Marsay n’aura pas le droit de me regarder comme une femme qu’il a payee. Elle se mit le visage dans ses mains, pour ne pas montrer ses pleurs a Eugene, qui lui degagea la figure pour la contempler, elle etait sublime ainsi.