La collection Kledermann
— Nous rentrons ? gémit-elle, déçue. Mais pourquoi ? Aldo…
— Est tiré d’affaire, dixit le docteur Lhermitte. Adalbert a eu l’autorisation de le voir par faveur spéciale et nous n’aurions pu lui rendre visite que demain. Or, nous avons une mission à remplir.
— Nous allons à Venise ?
— Non. À Zurich où Lisa vient de faire une fausse couche. Alors il faut que demain soir nous soyons là-bas !
— Je vois ! Dois-je prévenir qu’on nous garde les chambres ? Car nous reviendrons, n’est-ce pas ?
— Naturellement… et avec des nouvelles réconfortantes !… Du moins je l’espère.
— Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa Adalbert.
— Jamais de la vie ! Qui tiendrait compagnie à Aldo… puisque Pauline vient de repartir ? Quant à ce vieux fou d’Hubert, il est en train de filer le parfait amour avec Wishbone auquel il fait visiter le pays tout en essayant sournoisement de le convertir au druidisme. Ils s’entendent comme larrons en foire ! Mais, au fait, pourquoi voulez-vous nous accompagner ?
— Parce que cela fait beaucoup de voyages à la suite de beaucoup d’émotions… et que je ne vous trouve pas une mine florissante, voilà ! lâcha-t-il.
— Ah, ne recommencez pas avec mon âge ou je vous jette dehors ! J’admets que nous en avons tous « pris un coup » mais, croyez-moi, je tiens debout. Et puisqu’on nous répond de la santé d’Aldo, c’est un gros poids de moins. En outre, je ne redoute pas les voyages et vous le savez parfaitement ! Enfin, comme Lisa est coincée dans un lit elle aussi, il faut en profiter. Et rien n’est plus stimulant pour moi que l’espoir de réconcilier ces deux-là ! Vous en prime, nous ferions un peu trop délégation. Vous comprenez ?
— Je pense que oui ! Et vous avez en Marie-Angéline une force de frappe non négligeable ! Je me contenterai donc de vous conduire à la gare… et de prier saint Christophe !… C’est bien lui qui s’occupe des voyageurs ?
— C’est bien lui ! Plan-Crépin lui voue un attachement tout particulier…
Le lendemain soir, les deux femmes débarquaient en gare de Zurich et se faisaient conduire à l’hôtel Baur-au-Lac qui avait toujours eu les préférences de la famille. À cause de son confort mais aussi de son élégant décor XVIIIe siècle et surtout de ses magnifiques jardins auxquels une mince couche de neige tombée en fin de journée ajoutait au charme romantique… mais, ce soir, ni l’une ni l’autre n’y fut sensible. Le voyage avait été plus long que prévu en raison d’une station inattendue sur une voie de garage afin de laisser passer un train officiel. Résultat, elles étaient éreintées. Aussi dînèrent-elles dans leur appartement puis se couchèrent sans que Mme de Sommières éprouvât le besoin de se faire lire quelques pages. À peine la tête sur l’oreiller elles s’endormirent l’une comme l’autre sans avoir échangé plus d’une douzaine de paroles.
Ce fut au petit déjeuner que l’on décida de ce qu’il fallait faire pour rencontrer Lisa sans témoins, autant que possible. L’appel téléphonique qui avait prévenu Venise s’était borné à signaler l’accident à Guy Buteau mais sans mentionner l’établissement où elle avait été transportée. On avait d’ailleurs raccroché aussitôt et, selon Guy, la voix – inconnue ! – était celle d’un homme mais pas celle de Moritz Kledermann, le père de Lisa.
— Autrement dit, cela pourrait être n’importe qui, fit la marquise en reposant sa tasse de café vide.
— Le maître d’hôtel peut-être ?
— Vous rêvez, Plan-Crépin ? Les domestiques sont ce qu’il y a de mieux donc incapables d’agir aussi grossièrement ! Je pencherais plutôt… pour le cousin Gaspard ! Si nous tombons sur lui, il est très capable de nous envoyer promener sans plus de façons !
— Nous pensons qu’il campe devant la porte de Lisa ?
— C’est à peu près ça ! Téléphonez donc à la réception et dites-leur d’appeler le secrétaire de Kledermann, à sa banque, pour lui demander un rendez-vous avec son patron. Nous n’avons, que je sache, aucune raison de nous cacher. Surtout de lui ! C’est un homme froid mais courtois et qui jusqu’à présent – du moins – aimait bien Aldo. Il me paraît on ne peut plus logique de causer un peu avec lui en vertu de ce principe qu’il est préférable de s’adresser à Dieu plutôt qu’à ses saints !… Mais vous le savez mieux que moi ! Filez !
Dix minutes plus tard, Plan-Crépin était de retour : le banquier venait de partir pour Londres et ne rentrerait pas avant plusieurs jours.
— Décidément les configurations astrales ne nous sont pas favorables, pour parler comme ma défunte tante Alfreda qui fréquentait le Zodiaque et dépassait Mme de Thèbes (1) de cent coudées au tirage des cartes !
— Que j’aurais aimé la rencontrer ! déplora Marie-Angéline.
— Ah, ça je n’en doute pas un seul instant ! Je vous rappelle cependant que l’Église réprouve ce genre d’activité ! N’empêche que j’espère de tout mon cœur que Dieu, qui a l’esprit plus large que ses serviteurs, l’aura reçue à bras ouverts car c’était bien la plus gentille et la plus généreuse des créatures…
— Si nous en revenions à notre problème ? Il me semble que nous nous en éloignons !
— Très juste ! Prenez un taxi, filez à la résidence Kledermann et passez-moi au crible Heinrich, le maître d’hôtel ! Il nous connaît toutes les deux et il n’osera pas vous refuser l’adresse !
Quelques minutes plus tard, Marie-Angéline roulait dans un taxi en direction de la Goldenküste, la Rive dorée, dont la résidence Kledermann était l’un des fleurons, bien décidée à ne pas revenir bredouille, et, apparemment, la chance était de son côté. À cause de la neige sa voiture roulait prudemment et lui laissa tout le temps de remarquer, sortant d’un magasin de fleurs et chargé d’un imposant bouquet de roses pourpres, un personnage en qui elle n’eut aucune peine à reconnaître Gaspard Grindel. Elle fit aussitôt stopper son taxi, suivit des yeux le bouquet, et le vit disparaître dans une rutilante voiture de sport qu’elle désigna derechef à son chauffeur :
— Vous voyez cette chose rouge ?
— Une Bugatti ? Faudrait être aveugle !
— Et vous vous sentez capable de la suivre sans vous faire remarquer ?
— C’est l’enfance de l’art à condition qu’elle n’aille pas trop vite. Et avec cette neige… elle ne va sûrement pas courir la poste.
Après un vrombissement impressionnant on partit en effet à une allure modérée mais quand on atteignit la Goldenküste, Marie-Angéline fronça le sourcil : si Lisa était rentrée chez son père – et malheureusement cela y ressemblait beaucoup ! – les choses allaient se compliquer… bien que ce fût un peu fort que l’on ose opposer à la marquise de Sommières une fin de non-recevoir !
Mais ce ne fut qu’un moment d’inquiétude : la Bugatti dépassa la somptueuse demeure, parcourut encore un demi-kilomètre avant de pénétrer dans les jardins tirés au cordeau de ce qui s’annonçait comme la clinique Morgenthal.
— Parfait ! déclara Plan-Crépin à l’intention de son chauffeur. Vous pouvez me ramener maintenant à l’hôtel !
Au contraire d’un confrère parisien qui se serait sans doute livré à quelque commentaire, l’homme des Cantons opéra, cent mètres plus loin, un impeccable demi-tour et ramena sa cliente à bon port. Ce dont elle le remercia par un généreux pourboire.
— Voilà ! clama-t-elle en rejoignant Mme de Sommières. Je sais où elle est et je n’ai rien eu à demander à qui que ce soit : le cousin Gaspard m’a conduite tout droit à la clinique.
— Il est encore là ?
— Pourquoi voulons-nous qu’il abandonne si tôt son rôle de preux chevalier ? Il apportait même une brassée de roses. Rouges comme il se doit ! Couleur de la passion !
— Lisa préfère les roses blanches ! On dirait qu’il ne la connaît pas si bien ! Le fleuriste est loin ?
— À trois pas !
— Alors filez commander des roses blanches…
— Allons-nous ajouter un épisode à la guerre des Deux-Roses (2) en territoire helvétique ? C’est la blanche – celle d’York – qui a gagné. Ce serait de bon augure ! Outre qu’Aldo et Adalbert ont récupéré jadis le diamant qui la symbolisait !