La collection Kledermann
— L’ennui, c’est que, par la suite, la rouge a repris du poil de la bête et s’est installée définitivement.
— Mais après un sérieux laps de temps ! Allez en commander !
Dans l’après-midi on récupéra les fleurs que Marie-Angéline avait fait livrer à la réception et un taxi – qui se trouva être le même que celui du matin ! – emmena les deux femmes à la maison de santé, mais cette fois franchit la grille et les déposa devant l’entrée où veillait un portier galonné comme dans un palace… Non sans satisfaction, Marie-Angéline avait noté qu’aucune Bugatti rouge n’était rangée dans l’espace réservé au stationnement.
Tante Amélie marcha d’un pas décidé à la réception :
— Je désire voir la princesse Morosini, dit-elle. Quelle chambre occupe-t-elle ?
La préposée à l’accueil des visiteurs était en train de remplir une fiche et sans bouger répondit :
— La princesse ne reçoit pas. Les visites sont interdites !
— Elle est si mal en point ? Pourtant, ce matin elle a reçu M. Gaspard Grindel, son cousin ! Et moi je suis sa tante, la marquise de Sommières, et je vous prie de me conduire à elle !
La femme consentit enfin à lever les yeux, considéra cette dame de si grande allure dans un manteau et une toque de zibeline, rougit et se précipita :
— Veuillez me pardonner, madame la marquise ! Je vous conduis. Si vous voulez bien me suivre ! ajouta-t-elle en débarrassant Marie-Angéline des fleurs qu’elle remit à une autre infirmière. Elle les mena dans un large couloir garni de quelques sièges. Plan-Crépin s’installa sur l’un d’eux pour attendre.
Dans une chambre aussi blanche qu’un igloo sur lequel les roses pourpres de Gaspard avaient l’air de taches de sang, Lisa reposait les paupières closes, les bras abandonnés le long du corps, si semblable à un gisant de cathédrale que Mme de Sommières fronça le sourcil : elle était l’image même de la sévérité.
— Lisa ! appela-t-elle.
La jeune femme tressaillit, tourna la tête, la regarda mais ne sourit pas :
— Tante Amélie ? J’avais pourtant spécifié que je ne voulais voir personne…
— Sauf votre cousin Gaspard ? rétorqua celle-ci en désignant les fleurs d’un mouvement de tête. Je vous ai connue plus courtoise, ma chère. Une femme de mon âge qui vient d’effectuer un voyage fatigant mérite au moins qu’on lui dise bonjour, non ?
— Si. Pardonnez-moi !… Et bonjour Tante Amélie… mais je préfère vous avertir tout de suite que vous perdez votre temps et que vous auriez pu vous épargner ce « voyage fatigant ». Il n’est pas difficile de deviner quelle cause vous venez tenter de plaider. Aldo est mort pour moi !
— Pas tout à fait heureusement, sinon je ne serais pas là, mais cela peut se produire à chaque instant. On ne réchappe pas aisément d’une balle dans la tête !
— Une balle dans… Et vous êtes ici ?
Lisa s’était redressée et, appuyée sur un coude, fixait sur sa visiteuse de grands yeux effarés.
Impavide, la vieille dame reprit :
— Je préférerais de beaucoup être à l’hôpital de Tours auprès de lui. Sa seule chance de vivre sans devenir idiot est dans les mains quasi miraculeuses du docteur Lhermitte, le chirurgien qui l’a opéré. Alors j’ai pensé que même si vous le détestiez, il serait préférable que je vienne vous l’apprendre moi-même. D’autant que vous venez de subir une nouvelle épreuve…
La porte s’ouvrit, livrant passage à l’infirmière apportant un vase plein de roses immaculées qu’elle vint déposer auprès des autres…
— Vous m’avez apporté des fleurs ?
— C’est normal, je crois, quand quelqu’un est hospitalisé ? Et je sais que vous les aimez blanches… tout au moins jusqu’à présent !
— Merci ! Qu’avez-vous fait de Marie-Angéline ? Vous auriez pu l’envoyer au lieu…
— … d’imposer cette fatigue à ma vieille carcasse ? Cela tient à sa façon un rien trop brutale de porter les nouvelles. Mais rassurez-vous elle n’est pas loin : tout juste à côté dans le couloir où elle doit être en train de se ronger les ongles.
— J’avoue que j’ai peine à vous croire…
— Voilà qui est franc au moins ! Vous avez peine à croire que nous soyons ici toutes les deux, laissant dans la solitude votre époux en danger de mort ? Il n’est pas seul : Adalbert ne le quitte pas… et le commissaire principal Langlois non plus. À ce propos, s’il ne vous a pas priée de revenir répondre à ses questions, c’est en raison de votre état. Il se peut d’ailleurs qu’il vienne ici !
— M’interroger ? Pourquoi ? Parce je n’ai pas jugé utile de rester plus longtemps dans cet affreux château où j’ai failli mourir ?
— Certes il aurait souhaité vous entendre mais il ne s’agit pas de cela !
— De quoi alors ?
— Mais… de la voiture qui vous attendait et de celui qui la conduisait. Comment avait-il pu arriver jusque-là alors que, par définition, les livreurs de rançon mettent en péril la vie des otages s’ils se font suivre par un tiers ?
— J’ignorais que mon cousin Gaspard avait réussi à suivre mes ravisseurs après qu’un de ses employés se fut rendu à la gare pour convoyer l’argent. Mais si sa présence a été pour moi la plus heureuse des surprises, je n’en ai pas été autrement étonnée. Non seulement Gaspard est le plus habile conducteur que je connaisse mais sa vue exceptionnelle lui permet de rouler la nuit sans allumer ses phares. Si c’est de cela que le commissaire Langlois souhaite m’entretenir, il est inutile qu’il se dérange : vous pourrez lui répéter ce que je viens de vous dire !
— Je ne pense pas que cela lui suffise. Certes, l’espèce de miracle qui l’a dirigé vers la Croix-Haute l’intéressera, mais celui qu’il veut avoir c’est le tireur.
— Le tireur ? Celui qui a blessé…
— Mortellement peut-être votre époux !
Devenue soudain rouge brique, la jeune femme se laissa retomber dans ses oreillers :
— Vous n’allez tout de même pas l’accuser de meurtre… un meurtre commis sous mes yeux ?
— Non. Même si vous en êtes venue à exécrer votre époux, je ne crois pas que vous l’auriez laissé agir. Ou alors je me suis trompée sur vous du tout au tout… Non, le sentiment de Langlois est que l’homme arrivé avec M. Grindel soit plus ou moins à sa solde…
— Mais c’est insensé ! Je…
— Laissez-moi continuer ! Il se trouve que la balle est partie d’un endroit trop proche de la voiture pour que vous n’ayez pas remarqué le tireur.
— Dès que j’ai rejoint Gaspard nous avons démarré et sans doute le bruit du moteur nous a empêchés d’entendre !
Mme de Sommières eut un petit rire sans gaieté :
— Pour couvrir la détonation d’un coup de feu, il aurait fallu que le moteur soit celui d’un camion de cinq tonnes… et encore ! Enfin vous voilà prévenue.
— C’est pour me dire cela que vous avez parcouru tout ce chemin ?
— Pas seulement ! Je vous apporte aussi une lettre.
— La plaidoirie d’Aldo ? Vous avez pris une peine inutile. Je ne la lirai pas !
— Réfléchissez un peu, que diable ! Aldo ne peut même pas ouvrir les yeux. Alors écrire…
Puis, tirant la longue enveloppe bleue de son manchon elle la garda entre ses doigts :
— Non. C’est Pauline Belmont qui, avant de retourner dans son pays, m’a priée de vous la remettre… en main propre !
— Posez-la sur la table, s’il vous plaît. Je devine de quoi il est question : elle tient à payer sa part de la rançon !
— Non, c’est son frère qui s’en charge. Et je vous demande instamment de la lire maintenant ! J’ai pris connaissance de ce qu’elle contient et elle ne peut vous faire que du bien !
— Vous croyez ? En ce qui me concerne, j’en doute. Elle a tout détruit !
— Non. Elle n’a rien détruit et c’est ce qu’elle tente de vous expliquer. Elle y confesse l’amour profond qu’elle porte à votre mari mais reconnaît honnêtement sa défaite. Allons, Lisa ! Lisez cette lettre… à moins que vous ne préfériez que je m’en charge ?
— Non. Vous la liriez trop bien ! Vous seriez capable de me faire pleurer d’attendrissement !… Donnez-la-moi !