La collection Kledermann
Mme de Sommières la lui tendit après avoir fendu l’enveloppe puis se mit à l’observer. Mais elle ne put rien saisir sur le visage exsangue de la jeune femme, si mobile d’habitude. Enfin, sa lecture achevée, Lisa replia la lettre, la remit dans son enveloppe… et la glissa sous son oreiller. Ce qui ne laissa pas de surprendre Tante Amélie mais elle se garda de tout commentaire. Ce fut Lisa qui reprit :
— Voilà ! Vous avez rempli votre mission…
Le mot déplut à la vieille dame :
— Je ne suis pas l’envoyée de Mrs. Belmont. Disons que j’ai accepté de porter ce message. De toute façon, je serais venue prendre de vos nouvelles. Et plus je vous regarde, plus je m’inquiète. Perdre un enfant avant terme est toujours une rude épreuve. J’en ai fait l’expérience jadis mais je me suis remise assez vite et…
— … et vous êtes surprise que je sois encore à la clinique ?
— Je n’aurais pas osé l’exprimer ainsi.
— Cela tient à ce que je ne pourrai plus avoir d’enfants.
— Croyez que j’en suis désolée mais vous en avez déjà trois : c’est une jolie famille ?
— J’aurais voulu en avoir une ribambelle ! J’adore les enfants…
Son visage s’était soudain illuminé à cette idée jusqu’à en être extatique. La marquise fit une grimace :
— Si leur père est à l’article de la mort, ne croyez-vous pas que trois orphelins est un nombre suffisant ? À moins que vous ne songiez à vous remarier à peine le cercueil refermé ? assena-t-elle impitoyable.
Le résultat fut un peu ce qu’elle en attendait : Lisa éclata en sanglots et se retourna dans ses oreillers. Sa visiteuse la laissa pleurer tout son soûl en espérant que ces larmes emporteraient une part de cette rancœur qui empoisonnait la jeune femme. Quand enfin elle s’apaisa, Mme de Sommières se pencha sur elle pour glisser un bras autour de ses épaules :
— Ne croyez pas, surtout, que je sois devenue votre ennemie. Je vous comprends et je vous garde la même affection. Avant de repartir je voudrais que vous répondiez à une seule question : aimez-vous encore Aldo ?
Après un silence qui parut durer une éternité, elle entendit une sorte de soupir :
— Je ne sais pas… Je ne sais plus !… Mais c’est à lui qu’il faudrait poser la question.
— S’il survit je n’y manquerai pas… mais je connais la réponse ! D’ailleurs elle vous a été donnée par la lettre de Mrs. Belmont. Pour qu’une telle femme s’humilie ainsi devant vous c’est qu’elle sait parfaitement que vous êtes la plus forte et le serez toujours. Entre enflammer les sens d’un homme et conquérir son cœur il existe une longue distance que Mrs. Belmont ne franchira jamais !
— Qu’en savez-vous ? Qu’en sait-elle elle-même ? Vous oubliez que j’ai connu Aldo avant qu’il ne tisse avec vous des relations privilégiées. Avant qu’il ne s’éprenne de moi, j’ai été le témoin muet de ses passions et autres coups de cœur pour des femmes qui ne valaient pas cette Américaine. Celle-là est plus redoutable que toutes les autres réunies…
— Vous ne répondez pas à ma question : l’aimez-vous toujours ?
Il était écrit qu’elle n’en saurait rien. La porte de la chambre s’ouvrit sous la main d’un homme grand, roux – encore que légèrement grisonnant ! – et solidement bâti, suisse de toute évidence qui entra sans avoir pris la peine de frapper : le cousin Gaspard, sans aucun doute !
Son regard bleu, visiblement irrité, croisa celui de la marquise mais il ne prononça pas le moindre mot. Il s’empara du vase aux roses blanches, l’emporta et disparut avant qu’aucune des deux femmes n’ait pu intervenir.
La porte se rouvrit alors mais cette fois ce fut sous la main de Plan-Crépin.
Tout aussi déterminée elle s’empara des roses rouges qu’elle prit à pleins bras :
— Désolée, Lisa ! fit-elle avec une grimace qui pouvait passer pour un sourire, mais on ne se débarrasse pas de nous comme ça ! Je vais les déposer de votre part dans la première chapelle que nous rencontrerons ! Car il est évident que notre visite a assez duré ! Il va revenir !
D’abord médusée, Mme de Sommières se leva :
— Elle a raison. Je crois vous avoir dit tout ce que je souhaitais vous faire entendre et l’avenir vous appartient. Un mot encore cependant : si votre époux survit, il passera sa convalescence chez moi… où vous serez accueillie comme l’enfant de la maison que vous n’avez jamais cessé d’être…
Une voix indignée lui coupa la parole : celle du cousin qui, en rentrant, se retrouvait nez à nez avec Plan-Crépin :
— Ce sont « mes » roses ! Qui vous permet ?…
— Vous avez bien pris les nôtres ? Alors ne venez pas vous plaindre ! C’est de bonne guerre ! Il me semble !
— J’en apporterai de nouvelles !
— C’est votre affaire ! Pour l’instant laissez-moi passer !
Le ton était si autoritaire qu’il s’exécuta machinalement, ouvrant même la porte devant elle. Cependant, Mme de Sommières se penchait pour embrasser Lisa mais celle-ci détourna la tête :
— Non !… Je vous en prie. J’aurais trop l’impression que ce baiser vient d’un autre !…
Un éclat de colère traversa les prunelles vertes de la marquise :
— C’est là votre réaction alors qu’à l’heure qu’il est il a peut-être cessé de vivre ? Je vous plains…
Sans se retourner, elle se dirigea vers la porte que Grindel ouvrit devant elle avec un large sourire :
— Cela devait arriver un jour, jubila-t-il. À force de tirer sur la corde elle se casse et ce bellâtre lui en a trop fait voir !
— Ne chantez pas victoire si vite ! Il est difficile à oublier, le « bellâtre » ! Je n’en dirai pas autant de vous !
Derrière elle Lisa, dans son lit, avait repris sa pose immobile, les bras le long du corps et le regard fixé au plafond.
3
Les surprises du voyage à Zurich
Dans le taxi qui les ramenait à leur hôtel, les deux femmes commencèrent par garder le silence. Prudent en ce qui concernait Marie-Angéline qui, son action d’éclat passée, se demandait si elle n’allait pas lui occasionner une verte mercuriale mais Mme de Sommières en était à cent lieues. Elle songeait à cette Lisa inconnue qu’elle venait de découvrir. Une Lisa que la nouvelle d’Aldo à deux doigts de la mort et peut-être déjà mort n’avait pas semblé émouvoir le moins du monde. Seule comptait la trahison…
— Ce n’est pas possible, conclut-elle enfin comme si elle se parlait à elle-même. On nous l’a changée. Que son époux soit mourant ne l’intéresse pas. En noircissant le tableau j’espérais susciter un mouvement spontané, un cri peut-être… mais non ! Elle avait plutôt l’air de considérer sa fin prochaine comme un châtiment mérité.
— Elle a lu la lettre de Mrs. Belmont ?
— Oui. J’ai au moins obtenu cela.
— Et qu’en a-t-elle dit ?
— Pas grand-chose ! Sinon qu’elle n’est absolument pas convaincue.
— Elle a pleuré pourtant ? J’ai entendu à travers la porte !
— Oui, mais il s’agissait de sa fausse couche… et surtout parce que cet accident l’a privée de tout espoir de fabriquer d’autres enfants…
— Trois ce n’est déjà pas si mal !
— C’est ce que je lui ai dit. Et puis le cousin Gaspard est arrivé… et vous savez la suite !
— Euh… oui ! J’espère seulement que mon geste… vengeur ne nous a pas trop contrariée ?
— Pas du tout ! Je dirai même au contraire que j’approuve puisque c’est lui qui a commencé…
— Il y a une chose à laquelle nous n’avons pas pris garde. J’ai trouvé bizarre cette clinique où l’on n’entend aucun bruit, surtout si elle est gynécologique. Pas de vagissements, pas de cris de bébés, pas de chariots qui roulent, pas d’allées et venues ! Dans la chambre de Lisa, en dehors de sa blancheur absolue, aucun signe médical ! Même pas de feuille de température ! Curieux, non ?
— En effet ! J’avoue ne pas y avoir prêté attention !
— Moi si puisque je n’avais rien d’autre à faire dans mon couloir…