La collection Kledermann
On arrivait à l’hôtel dont le voiturier ouvrait déjà la porte du taxi pour aider la marquise à descendre tandis que Marie-Angéline payait. Mme de Sommières, elle, se dirigea droit sur la réception. Un bref dialogue avec le portier et elle rejoignit Plan-Crépin près des ascenseurs. Elle couvait visiblement une colère qu’elle ne jugea pas utile de faire partager au liftier. Ce ne fut que quand la porte de leur appartement se fut refermée qu’elle lâcha les vannes :
— Voulez-vous m’expliquer ce que Lisa fait dans une clinique psychiatrique ?
— Hein ?
— Vous avez bien entendu. Le docteur Morgenthal qui la dirige est un neurologue distingué. Il n’y reçoit que le dessus du panier. Et comme il se doit ses soins sont hors de prix !
— Une maison pour piqués de luxe, je vois ! Je commence à comprendre pourquoi, à Venise, Guy Buteau n’a pas pu obtenir le nom de l’établissement où Lisa a perdu son enfant ! Évidemment, après le voyage assez terrifiant qu’elle a accompli pour porter la rançon et les sévices qu’elle a subis quand elle a failli brûler avec Aldo, Pauline et Wishbone, la perte de l’enfant a pu agir violemment sur ses nerfs déjà malmenés par l’aventure de son époux.
— Oui… Pauvre Lisa ! Je me reproche à présent de lui avoir parlé comme je l’ai fait… Elle méritait plus de ménagements !
— Je n’en suis pas certaine. Souvenons-nous de sa quasi-indifférence quand nous avons évoqué la mort possible d’Aldo. De même pour les enfants : ils sont à Vienne donc tout est pour le mieux ! Nous sommes loin de cette Lisa qui aimait Venise au point de ne plus envisager de vivre ailleurs. Je me demande ce qu’elle répondra quand ils lui demanderont des nouvelles de leur père.
— Vous n’allez pas un peu loin ?
— Peut-être, pourtant je ne peux m’ôter de l’esprit une idée qui, j’en suis persuadée, n’a rien de saugrenu : la femme que nous venons de voir n’est plus cette Lisa que nous aimions tant. Et je me demande à présent si ce changement n’a pas un rapport avec cette clinique… neurologique ?
— Vous pensez qu’elle est en train de devenir folle ?
— Pas vraiment, mais Dieu seul sait quel genre de soins on lui donne et ce qu’on peut lui faire avaler sous le prétexte commode de soigner un choc nerveux – réel, je n’en doute pas ! – subi à la Croix-Haute !
— Vous pensez à quoi ? À une drogue ?
— Pourquoi pas ? Je n’ai jamais eu une confiance illimitée en ce genre d’établissement. N’aurait-il pas été préférable pour Lisa, après sa fausse couche, d’être conduite près de la grand-mère qu’elle adore ? À fortiori si les petits sont chez elle. Au lieu de cela on l’installe dans un univers aussi déprimant que possible ! Grand confort mais grand silence avec le seul cousin Gaspard comme chef d’orchestre ! Celui-là je le trouve plus qu’envahissant.
— Vous n’êtes pas la seule et je m’étonne que son père la laisse entièrement sous sa coupe. Il est à Londres, soit ! Mais pour combien de temps encore ? Les voyages d’un banquier de sa trempe dépassent rarement deux ou trois jours ! Rappelez donc la banque et demandez-leur quand Moritz Kledermann doit revenir.
Quelques minutes plus tard le secrétaire du banquier répondait, fort aimablement d’ailleurs,… qu’il l’ignorait.
— Dites, s’il vous plaît, à Mme la marquise de Sommières qu’à mon immense regret je ne peux lui répondre. M. Kledermann peut rentrer demain, la semaine prochaine ou dans quinze jours. Les affaires dont il s’occupe sont très importantes et, en ce qui me concerne, je ne l’attends guère avant une semaine. Cependant, comme il s’agit de sa famille, vous pouvez le joindre : il descend toujours au Savoy… mais pour le week-end il se rend volontiers à Hever Castle chez son ami lord Astor.
— Voilà ! conclut Plan-Crépin. Je ne sais pas ce que nous en pensons mais je nous vois mal discuter de tout cela au téléphone…
— Il ne peut pas en être question ! C’est beaucoup trop grave et je vous avoue, Plan-Crépin, que je me sens assez désorientée. Attendre un ou deux jours passerait encore, mais nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps ! À quoi faire d’ailleurs ? À nous morfondre, car je suis à peu près persuadée que si nous retournons à cette fichue clinique on ne nous permettra pas de voir Lisa ! Ce n’est pas un cousin qu’elle a c’est un chien de garde qui m’a tout l’air d’être un brin trop sûr de lui ! N’oubliez pas qu’il est amoureux d’elle depuis l’adolescence, qu’il exècre Aldo et je le crois prêt à tout pour lui arracher sa femme… En outre, j’ai hâte de voir où en est notre blessé !
— Conclusion : nous rentrons à Tours ?
— Oui, nous rentrons ! Je voudrais parler de tout cela à Adalbert ! Cependant, et puisqu’il n’est pas possible de nous entretenir avec Kledermann, je vais lui laisser un mot.
— Pour lui raconter ce que nous avons vu à la clinique ?
— Non. Pour lui dire que je souhaite vivement avoir une conversation avec lui, donner des nouvelles d’Aldo et signaler qu’il va prochainement – du moins je l’espère ! – s’installer chez nous pour y passer sa convalescence. Pas davantage. Il y a des choses dont on ne peut s’entretenir que face à face. Vous irez vous-même porter cette lettre à son secrétaire, monsieur… ?
— Walter Leinsdorf, se hâta de compléter Marie-Angéline qui savait l’agacement que causaient à la marquise ses soudaines – et rares ! – pertes de mémoire.
— Merci. Avons-nous un train pour ce soir ?
— Il doit y en avoir un qui part en ce moment et un autre à vingt-deux heures trente. Mais si je peux me permettre ?
— Bien sûr que vous pouvez ! Comme si vous ne le saviez pas !
— Ne vaudrait-il pas mieux, après une aventure aussi éprouvante, essayer de nous détendre, passer une bonne nuit dans cet hôtel qu’Aldo apprécie particulièrement au lieu d’en vivre une mauvaise dans un sleeping où nous aurons toutes les peines du monde à dormir pour arriver à Paris rompue, filer à la gare d’Austerlitz, sauter dans un autre train et pour finir…
— Arrêtez avant de prédire que je m’écroulerai en larmes dans les bras d’Adalbert ! Ce n’est pas du tout mon genre mais vous pourriez avoir raison ! J’ai grand besoin de retrouver mon calme. Appelez pour que l’on serve mon champagne habituel après quoi j’écrirai cette lettre que vous irez remettre à M. Leinsdorf. Je vais la cacheter afin d’être sûre que personne ne l’ouvrira avant Moritz. Par la même occasion vous nous retiendrez des places dans le train… Après quoi vous nous ferez monter la carte pour que nous puissions dîner tranquillement ici. Je n’ai aucune envie de me montrer en public…
Une heure plus tard, Plan-Crépin revenait de la banque où elle avait accompli sa mission. En temps normal elle y serait allée à pied mais la nuit était tombée, ramenant la neige, et elle avait pris un taxi qui l’avait attendue pendant qu’elle remettait la lettre… Sa voiture se dirigeait vers l’entrée de l’hôtel quand une grosse Bugatti lui coupa le passage. Le chauffeur du taxi avait dû freiner pour l’éviter et dévida une collection d’injures qui n’eurent pas l’air d’affecter le pilote du bolide. Il les accueillit avec un haussement d’épaules, sortit de son véhicule, en donna les clefs au voiturier pour qu’il le lui gare et pénétra dans le hall en homme pressé. Le taxi de Marie-Angéline, loin d’être calmé, stoppa à son tour et prit sa cliente à témoin !
— Vous avez vu, madame ? Mais qu’est-ce qui m’a fichu un malappris pareil !
— Vous le connaissez ?
— Non, mais ce n’est pas difficile de deviner qui il est : l’un de ces crâneurs qui se croient tout permis parce qu’ils conduisent une voiture de luxe qu’ils ont dû payer les yeux de la tête ! Encore heureux que je ne l’aie pas touché ! Je vous parie que les torts auraient été pour moi.
— Sans aucun doute, mais, grâce à Dieu, vous maîtrisez magnifiquement votre automobile. Oubliez ce vilain bonhomme !
Pour l’y aider, elle le gratifia d’un généreux pourboire et entra à son tour dans l’hôtel suivie par de chaleureux remerciements qu’elle n’entendit pas. Son instinct lui soufflait qu’il lui fallait découvrir à tout prix ce que Gaspard Grindel venait faire.