La collection Kledermann
En franchissant la porte, elle le vit se diriger vers le bar qui, à cette heure, était très animé. Elle hésita un instant à le suivre, craignant un peu de se faire remarquer parce qu’il devait y avoir surtout des hommes, mais la façon dont elle était habillée n’avait rien pour susciter les regards… pour une fois ! Son manteau d’épais lainage brun réchauffé de castor et le chapeau de même couleur au bord retroussé sur la nuque, l’ensemble du bon faiseur n’étaient pas de ceux qui attirent l’attention. Les mains au fond de ses poches – elle n’avait pas pris de sac –, elle risqua d’abord un œil prudent, avança d’un pas puis d’un autre. Il y avait en effet beaucoup de monde mais les conversations allaient bon train et personne ne la regardait. Alors elle fit un pas de plus, se hissa sur la pointe des pieds, tourna la tête à droite puis à gauche et enfin aperçut le dos de celui qu’elle cherchait. Il était assis à une table du fond parlant avec animation avec un homme dont le visage qu’elle put voir de face lui fit mettre précipitamment sa main devant sa bouche pour retenir un cri de stupeur. Un moment elle resta là, figée, puis, lentement, elle recula et alla s’asseoir dans un des fauteuils du hall afin d’y reprendre ses esprits. Elle n’était pas facile à surprendre, encore moins sujette aux pâmoisons, pourtant ses jambes tremblaient assez pour lui faire craindre de s’étaler au vu de tous ces gens…
Il fallait réagir et surtout se calmer. Elle prit quelques aspirations profondes le temps de permettre à son cœur de retrouver un rythme normal mais elle devait avoir une mine affreuse car un serveur s’approcha d’elle :
— Vous ne vous sentez pas bien, madame ?
Elle leva sur lui des yeux de noyée :
— Oh, ce n’est rien !… Un léger malaise qui va passer !
— Voulez-vous que je vous apporte quelque chose ? Un café peut-être ?
— Plutôt un whisky !… Un double !
S’il fut surpris il n’en montra rien comme il convenait dans une maison de cette classe et, trois minutes plus tard, Marie-Angéline signait la note en indiquant le numéro de la « suite », ajoutait un pourboire qui épanouit le visage du garçon et, sous ses yeux effarés, avala son verre d’un trait et retrouva le sourire :
— Merci ! dit-elle. Ça va infiniment mieux !
Elle allait quitter son fauteuil et le palmier qui l’abritait quand deux hommes passèrent auprès d’elle sans lui prêter attention : l’un était le cousin Gaspard et l’autre celui qui l’avait tant tourneboulée. Ils se dirigèrent vers la réception où « l’autre » laissa sa clef au portier et quittèrent l’hôtel.
Sans respirer, Plan-Crépin fonça sur ses pieds et bondit à la réception :
— Excusez ma curiosité, dit-elle à l’homme aux clefs d’or, mais il me semble avoir reconnu la personne qui vient de sortir en laissant sa clef. C’est bien le marquis della Valle ?
Elle arborait un grand sourire et en reçut un autre en échange :
— Oh non, c’est le comte de Gandia-Catannei…
— Vous êtes sûr ?
— Tout à fait, madame. C’est l’un de nos bons clients. Il ne peut y avoir d’erreur !
Elle brûlait d’envie de demander son adresse mais aucune excuse ne le justifierait. Il fallut bien en rester là.
— Tant pis ! soupira-t-elle. Je suis victime d’une ressemblance !
— Ce sont des choses qui arrivent, madame ! fit-il compatissant.
Négligeant les ascenseurs, bondés, Marie-Angéline se rua dans l’escalier. Elle n’y avait pas grand mérite car elles logeaient au premier étage. La marquise l’accueillit d’un :
— Vous en avez mis du temps !… Et vous avez l’air toute retournée ? Voulez-vous un peu de champagne ?
— Non merci ! J’ai bu un whisky en bas !
— Un whisky ? Vous ?… Qu’est-ce qui vous a pris ?
— Oh, j’en avais un besoin énorme comme nous allons bientôt le comprendre. En revenant de la banque, mon taxi a failli entrer en collision avec la Bugatti du cousin Gaspard. Il en est sorti en courant et s’est précipité au bar de l’hôtel où je l’ai naturellement suivi… et là je l’ai vu rejoindre... oh, c’est tellement inouï que je me demande encore si je n’ai pas fait un cauchemar…
— Accouchez, bon sang ! Qui a-t-il rencontré ?
— César Borgia… Je veux dire Ottavio Fanchetti !… qui se fait appeler maintenant le comte de Gandia-Catannei !
— Répétez-moi ça !
Le silence qui suit les cataclysmes s’installa quand Marie-Angéline eut bissé son coup de théâtre mais Mme de Sommières ne jugea pas utile de s’asseoir ni même de recourir à son élixir préféré. Les bras croisés sur la poitrine, elle se mit seulement à arpenter le salon, réfléchissant si visiblement que Plan-Crépin n’osa pas poser de question.
Tout de même, au bout d’un moment et la promenade s’éternisant, elle hasarda :
— Qu’allons-nous faire ?
— Rien pour l’instant sinon réintégrer d’abord Paris comme nous l’avions décidé…
— Mais enfin, on ne peut pas prévenir la police ? C’est un assassin en fuite…
— … et la Suisse – vous devriez le savoir vous qui savez tout – est un refuge pour les terroristes ou autres malfaiteurs pourvu qu’ils aient les moyens d’y subsister. N’oubliez pas que ce pays a le statut de neutralité. Ce que vous avez découvert n’en est pas moins important puisque nous savons maintenant que le cousin Gaspard a partie liée avec ce misérable, ce qui explique la facilité avec laquelle ce soi disant champion de la route a pu suivre les ravisseurs de Lisa. Vous êtes sûre qu’ils ne vous ont pas vue ?
— Là je suis formelle !
— C’est le principal. Demain donc nous rentrons mais au lieu de nous précipiter à Tours, nous prendrons le temps d’aller raconter notre histoire à Langlois. Ensuite Tours pour voir où en est Aldo que j’aimerais bien pouvoir ramener à Paris, et surtout retrouver Adalbert ! Que vous le vouliez ou non, Plan-Crépin, nous avons besoin de l’aide des hommes parce que l’affaire est trop grave ! Qui sait si Lisa et même son père ne sont pas en danger ?
— C’est ce que je redoute ! Puis jetant un coup d’œil à sa montre : J’ai encore le temps de télégraphier à Langlois pour le prévenir de notre arrivée et lui mettre la puce à l’oreille. Il ne manquerait plus qu’il soit absent !
— Ce n’est pas une mauvaise idée !
Non seulement le commissaire principal n’était pas absent mais il arpentait le quai de la gare de l’Est le lendemain en fin d’après-midi à l’arrivée du train de Zurich… Le wagon Pullman s’arrêta juste à sa hauteur et ce fut sa main qui se tendit pour aider celles qu’il venait chercher.
— Oh, vous vous êtes dérangé ? C’est vraiment trop gentil ! s’exclama la marquise tandis qu’il recoiffait son chapeau à bord roulé après l’avoir saluée.
— Vous voulez dire que je ne tenais plus en place depuis que m’est arrivé le télégramme de Mlle du Plan-Crépin. Aussi ai-je prié votre chauffeur de ne pas se déranger : je vous ramène chez vous !
— Alors vous dînez avec nous ?
— Une autre fois si vous le permettez, madame ! Pour ce soir je sens que je vais avoir du travail !
Une limousine noire et deux agents sur le siège avant – voiture de fonction sans doute ! – les attendaient dans la cour de la gare. Les dames prirent place sur la banquette arrière, le policier sur un strapontin adossé à la glace de séparation qu’il referma.
— Voilà ! fit-il en se retournant vers elles. Vous m’annoncez que vous avez fait une importante découverte. Aussi suis-je tout ouïe !
— Allez-y, Plan-Crépin ! Moi, je me sens trop nerveuse pour ne pas me perdre dans les détails ! Racontez-lui notre journée d’hier.
À mesure que se déroulait le récit – net et précis d’ailleurs ! – le visage de Langlois d’abord souriant s’assombrissait :
— Vous avez eu raison de m’appeler sur-le-champ, dit-il quand elle eut fini. Ce que vous m’apprenez est des plus grave ! Jamais je n’aurais imaginé une quelconque collusion entre les meurtriers de la Croix-Haute et la famille de la princesse Lisa ! C’est… c’est insensé !