La collection Kledermann
— On dirait que l’ennemi ne désarme pas, avait confié l’égyptologue à son invité quand il l’avait rejoint après avoir dîné comme d’habitude chez Mme de Sommières.
— J’ajouterai même qu’il m’a tout l’air de s’impatienter. C’est la première fois qu’il tente de m’abattre au cours d’une promenade.
— Peut-être parce que tu as fait les autres au grand jour. Difficile de tirer sur quelqu’un au milieu des gamins qui jouent, des nurses, des promeneurs, gardiens et jardiniers à moins d’avoir le goût du massacre ! Quoi qu’il en soit, ils ont commis là une faute. Le quartier va être passé au peigne fin…
— Tu crois ? Langlois sait bien que si Grindel habite avenue de Messine, il ne doit pas être assez idiot pour y loger un ou plusieurs truands. Ils habitent peut-être Montmartre, Ménilmontant ou le boulevard Saint-Germain…
Il pensait à cela tandis que la puissante voiture s’attaquait aux quelque six cents kilomètres qui, par Provins, Troyes, Chaumont, Langres, Vesoul, Belfort et Bâle, leur feraient rejoindre Zurich aux approches de la nuit. Incontestablement, par ce joli printemps, encore un peu humide mais ensoleillé, le voyage était agréable et la campagne magnifique avec sa verdure toute neuve et ses arbres en fleurs. Comme lui-même, Adalbert n’aimait pas trop bavarder quand il conduisait. Son passager en profita pour étudier l’idée qui lui venait et qui se développait à mesure que le ruban de bitume glissait sous les roues.
Il était même à ce point silencieux, laissant la cigarette qu’il avait allumée s’éteindre toute seule, qu’Adalbert finit par s’en rendre compte :
— Tu dors ?
— Non, pourquoi ?
— Parce que je te trouve bien silencieux ! Tu es en train de te couvrir de cendres. Quelque chose qui ne va pas ?
— Non. Je réfléchissais seulement au côté mouvementé de notre départ… et je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux que tu rentres sans moi afin que disparaisse la menace qui pèse sur la rue Alfred-de-Vigny. Une fois que l’ennemi me saura dans la nature il n’aura plus besoin de s’y intéresser.
— Erreur ! Il faut qu’il t’y croie encore, donc que la police poursuive et même renforce sa surveillance ! Sinon alors ce seraient les vies de Tante Amélie et de Plan-Crépin qui pourraient être en danger. Je pense qu’ils sont capables de tout !
— Moi aussi ! Ce serait tentant, une fois que nous saurons où loge l’ex-Fanchetti, d’aller y voir d’un peu plus près alors que rentrer au bercail n’a rien de très excitant. Et pour y faire quoi ? Attendre une attaque en règle ou l’arrivée de documents aussi déplaisants que celui dont mon pauvre Guy était chargé ? À ce propos, je lui ai rendu ce qu’il avait apporté avec pour consigne de le laisser sur mon bureau et d’y ajouter les éventuels courriers qui pourraient lui parvenir mais sans les ouvrir, comme s’il ignorait où me joindre mais attendait mon retour. Ce qui pourrait se passer quand je saurai où trouver César !
— Tu veux rentrer chez toi ?
— Pourquoi non ? Ce sera encore la meilleure façon de détourner le danger de nos Parisiennes dont tu pourrais, toi, t’occuper !
Adalbert donna un coup de volant à droite, ralentit, s’arrêta sur le bas-côté de la route et se tourna vers son passager qu’il considéra d’un œil sévère :
— Toi, mon vieux, tu cogites trop et ça risque de te jouer des tours ! On a tous les deux la même préoccupation : la sécurité de nos chères dames, mais on ne la voit pas de la même façon. Donc, afin d’éviter d’ergoter pendant des heures je vais te donner mon point de vue définitif. Un : si on découvre la retraite du Borgia on y va ensemble ! Deux : on prévient Langlois de ce qu’on a découvert et on attend sa réponse pour savoir ce qu’il veut faire mais en lui recommandant le quartier Monceau, y compris l’avenue de Messine…
— Si on lui écrit ça on va le mettre en fureur. Il connaît son métier, que diable !…
— Là, tu as sûrement raison ! Et trois : on rentre à Paris ou on va à Venise mais « ensemble » ! Tu m’as bien compris ? Pas question de te laisser tout seul courir les aventures ! J’ai juré de ne pas te quitter d’une semelle et j’ai la mauvaise habitude de tenir parole ! Vu ?
— Vu. Tu peux redémarrer !
L’incident était clos et quand on s’arrêta au Lion d’Or de Vesoul pour déjeuner : on s’accorda tacitement pour s’intéresser uniquement à un excellent repas à base de morilles et de vin d’Arbois. Il faisait exceptionnellement beau, la salle de restaurant était charmante et plus encore la patronne qui tint à servir elle-même ces voyageurs si évidemment distingués.
— Pour un peu on se croirait en vacances ! exhala Adalbert en aspirant sa première bouffée de cigare. Au fond, je crois que si l’on veut étaler un peu les mauvais coups de l’existence, il faut savoir lui voler ici ou là les petits moments de douceur qui se présentent !
Aldo ne put s’empêcher de sourire. Ce qui était surtout réconfortant pour lui, c’était l’inépuisable bonne humeur d’Adalbert, soutenue le plus souvent par un épicurisme impénitent ! D’autant qu’il avait pleinement raison !
Revoir le Baur-au-Lac procura à Aldo un plaisir inattendu. Il y était venu souvent et dans des circonstances plus ou moins heureuses, mais c’est son personnage normal qu’il avait l’impression de réintégrer pleinement en franchissant le seuil élégant où l’accueillit le large sourire du voiturier :
— Heureux de vous revoir, Excellence ! fit-il en le saluant.
— Moi également, Josef !…
Ce fut mieux encore à la réception où Ulrich Wiesen reçut les deux voyageurs. Il connaissait aussi Vidal-Pellicorne bien qu’il l’eût vu moins souvent. Il leur annonça qu’il avait choisi pour eux deux des plus belles chambres donnant sur le lac et s’enquit respectueusement de la famille. Ce fut d’un ton tout à fait naturel qu’Aldo répondit que son épouse séjournait à Vienne avec les enfants et que son beau-père était en Angleterre, sa venue à lui s’expliquant par un rendez-vous avec un client éventuel trop âgé pour se rendre à Venise. Puis Adalbert demanda qu’on leur retienne une table pour le dîner et l’on s’en tint là !
La journée se passa comme il convenait. On prit un bain puis un court repos avant d’enfiler les smokings pour descendre dans l’élégante salle à manger où d’ailleurs au-dessus de l’eau il n’y avait guère de monde et surtout personne de connaissance, ce qui les enchanta. L’un comme l’autre étaient peu tentés par un épisode supplémentaire de la comédie mondaine. En revanche, ils goûtèrent pleinement leur rituelle promenade nocturne agrémentée d’un cigare dans les jardins en bordure du lac. Des jardins, il s’en trouvait beaucoup à Zurich, mais Aldo aimait particulièrement ceux-là.
— Quel est le programme ? demanda Adalbert.
— Oh, c’est simple : demain matin, puisque je suis censé aller voir mon client, on ira flâner à pied dans la vieille ville et sur les bords de la Limmat. Je ne sais pas si tu as déjà visité mais c’est magnifique comme toutes ces villes suisses assises depuis des siècles sur la puissance de l’argent et le goût de ceux qui les ont bâties. Je poserai « la » question en rentrant. Après on pourra repartir. Je ne te cache pas qu’en dépit du charme de Zurich je ne m’y sens pas très à l’aise…
— C’est normal ! Trop de souvenirs !
On quitta le Baur vers dix heures et demie et on laissa la voiture près de l’hôtel de ville pour baguenauder au long des rues qu’Aldo connaissait bien. Pour user le temps, on s’arrêta au café Odéon, haut lieu de la culture internationale dont le livre d’or portait les signatures de Richard Strauss, de James Joyce, de Somerset Maugham, de Klaus Mann et d’Arturo Toscanini et dont l’étage avait vu danser Mata Hari. Le café y était excellent et pendant un moment les deux hommes oublièrent qu’ils n’étaient pas des touristes. Enfin on reprit la voiture pour rentrer à l’hôtel…
En pénétrant dans le hall, Aldo arborait un air si mécontent qu’en lui donnant sa clef le portier osa demander :