La collection Kledermann
— Vous semblez contrarié, Excellence. Rien de grave j’espère ?
— Non, rassurez-vous, mon cher Ulrich ! Du temps perdu avec quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut. Si toutefois on peut appeler temps perdu celui que l’on passe chez vous…
Il prit sa clef, se dirigea vers l’ascenseur et revint :
— Pendant que j’y pense, y a-t-il longtemps que vous avez vu le comte de Gandia-Catannei ?
— Pas très longtemps, non ! Il était ici voilà… une quinzaine de jours si ma mémoire est bonne…
Aldo tâta ses poches comme s’il cherchait quelque chose. En vain évidemment et reprit :
— J’ai oublié mon carnet. Vous n’auriez pas son numéro de téléphone par hasard ?
— Non, Excellence, je regrette. C’est toujours lui ou son secrétaire qui appellent pour l’annoncer...
— Tant pis !…
Il s’écarta de quelques pas puis revint :
— Vous devez avoir l’annuaire des Cantons ?
— Naturellement !…
Ulrich Wiesen sortit de sous son comptoir le gros album. Aldo lui offrit un sourire suave :
— Ayez, s’il vous plaît, l’amabilité de chercher pour moi. Les lettres sont toujours minuscules et il m’arrive d’avoir quelque peine à les lire…
— Mais avec plaisir, Excellence !
Il se mit à feuilleter l’épais volume tandis que Morosini s’accoudait familièrement. Non seulement il disposait d’une vue impeccable mais en outre il savait parfaitement lire à l’envers. Aussi vit-il nettement qu’Ulrich consultait les pages concernant Lugano dans le Tessin, les parcourait attentivement pour finir par refermer le livre avec un soupir désolé :
— Je regrette infiniment, mais le comte n’est pas inscrit à l’annuaire. Ce qui ne m’étonne guère d’ailleurs parce que je ne suis pas certain qu’il soit installé là-bas depuis longtemps… Mais Votre Excellence doit le savoir.
— En effet. De toute façon, ne vous tourmentez pas, Ulrich, ce que j’avais à lui dire peut attendre. C’est même préférable car cela me permettra de me calmer. C’est à lui que je dois cette matinée perdue. Alors ne lui parlez pas de moi quand vous le verrez… Vous me couperiez mes effets ! ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.
— Je n’aurais garde ! sourit le portier avec un léger salut.
Aldo alla rejoindre Adalbert qui était allé l’attendre au bar en parcourant vaguement un journal :
— Alors ?
Aldo se hissa sur le tabouret voisin et commanda une fine à l’eau, attendit d’être servi et enfin lâcha :
— Lugano !
— C’est tout ?
— C’est mieux que rien, il me semble ! J’espérais qu’il avait le téléphone et…
— Ne te fatigue pas ! J’ai entendu le début de ta conversation. C’était pas mal ton idée ! Tu aurais pu copier l’adresse en même temps que le numéro ! Je croyais que tu pouvais tout obtenir du portier ! Qu’il te mangeait pratiquement dans la main !
— Ce n’est déjà pas mal, non ? L’adresse directe c’était tout de même un peu délicat. Ulrich a dit à Plan-Crépin que c’était un « bon client » ! Cela oblige à une certaine retenue. Mais tu peux t’y coller toi si tu te sens plus malin !
Et Aldo avala son verre d’un trait… pour en commander un second. Quand il sentait ses nerfs prendre le dessus, il devenait facilement irritable et éprouvait le besoin de se réconforter. Adalbert posa sa main sur son bras :
— Excuse-moi ! J’ai parlé sans réfléchir… mais Lugano n’est pas un tout petit patelin…
— Pas loin de trente mille habitants, d’après le dernier recensement. Seulement comme ce n’est pas au bout du monde – c’est à un peu plus de deux cents kilomètres –, on déjeune et on file ! On y sera ce soir. Au Splendide Royal Hôtel on nous connaît et je te rappelle qu’en outre nous avons un ami là-bas. Ce qui nous donne deux chances de plus !
— Parle pour toi ! Ton ami Manfredi sera sûrement ravi de te revoir car il te doit une fière chandelle, mais je ne suis pas certain qu’il en sera de même pour sa femme vis-à-vis de moi ! Ça s’est arrangé par la suite mais elle m’avait sacrément pris en grippe quand on a voyagé ensemble jusqu’à Lucerne et retour ! N’importe comment, on ne risque rien d’essayer ! se hâta-t-il d’ajouter.
Deux heures plus tard, on quittait Zurich après une courte visite à la chocolaterie Sprüngli afin de rapporter à Tante Amélie et à Marie-Angéline une copieuse provision de ce qui était les meilleurs chocolats du monde et que, de toute façon, elles adoraient.
Le temps restait vraiment magnifique et le voyage à travers quelques-uns des plus beaux paysages de la Suisse – par Zug, le lac des Quatre-Cantons, Andermatt, le tunnel du Saint-Gothard et la descente sur Airolo pour arriver finalement à Lugano accompagné d’un superbe coucher de soleil – fut un vrai plaisir qui s’acheva en apothéose en découvrant par une température nettement plus douce qu’à Zurich le charme de la vieille ville, ses maisons à arcades, sa cathédrale San Lorenzo, ses nombreux jardins déjà fleuris qui semblaient couler des montagnes aux sommets encore enneigés, le tout servant d’écrin à l’immense saphir bleu de l’un des plus beaux lacs.
En arrêtant sa voiture devant l’ancienne villa Merlina érigée face au lac dans un parc d’une grande beauté, Adalbert soupira :
— Je sais bien qu’il est un peu tard pour y penser mais, au cas où on se trouverait nez à nez avec « Borgia », qu’est-ce qu’on fait ? On dit « bonjour », on part en courant ou on lui tape dessus ?
— Pourquoi le rencontrerait-on ? Je te rappelle que c’est un hôtel ici !
— Justement. Pourquoi n’y vivrait-il pas, après tout ?
— Avec toute sa bande ? Et alors que ce beau monde est recherché par Scotland Yard et la Sûreté française ? Tu rêves !
— Tu ne m’as pas compris. Je ne pense pas qu’il habite là mais vu la réputation – culinaire entre autres ! – du Splendide, il peut parfaitement y venir déjeuner ou dîner. À Zurich il ne se gêne pas pour se montrer dans le meilleur hôtel. Alors, je répète : que fait-on ?
— On improvisera ! Maintenant redémarre ! J’ai besoin d’une douche !
— … et moi d’un verre !
Moins d’une demi-heure plus tard, dans une suite ouvrant sur le lac où les reflets du soleil achevaient de mourir, ils étaient satisfaits l’un et l’autre. L’hôtel n’était pas plein mais l’eût-il été que l’on aurait fait l’impossible pour les garder. Ils y avaient déjà séjourné et avec l’infaillible mémoire des réceptionnistes on savait qu’ils étaient des clients de choix.
Aux approches de vingt heures, rafraîchis de toutes les façons et impeccables dans l’obligatoire smoking noir, ils effectuaient leur entrée sous les plafonds peints à fresque de la salle à manger, sur les talons d’un maître d’hôtel qui les guida vers une table voisine d’une des hautes fenêtres donnant sur le parc éclairé plutôt que sur le lac, contentant ainsi Aldo qui avait demandé un « coin tranquille ».
Après avoir consulté la carte et choisi leurs plats, ils commençaient à grignoter les amuse-gueule quand, soudain, l’œil d’Adalbert qui faisait face à la plus grande partie de la salle à manger devint fixe. Il reposa son verre, secoua la tête en fermant les yeux, les rouvrit…
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Aldo.
— Ce n’est pas possible, je rêve !
— Mais de quoi, bon sang ?
— Retourne-toi ! J’ai besoin de savoir si je ne suis pas devenu fou !
Aldo obéit et ses yeux s’arrondirent :
— Si tu l’es, moi aussi. Mais qu’est-ce que ces deux olibrius fabriquent ici… et ensemble ?
Il fallut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. Les deux hommes en tenue de soirée qui venaient de faire leur entrée et se dirigeaient escortés par un maître d’hôtel n’étaient autres en effet que le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure et son Texan Cornélius B. Wishbone, ce dernier très reconnaissable bien qu’il n’arborât pas son chapeau de feutre noir en auréole et qu’il eût sérieusement raccourci sa barbe et ses moustaches. Tous deux paraissaient d’excellente humeur et s’entendaient visiblement à merveille.